samedi 1 octobre 2011

Hubert Duprat




De tous les artistes que je connais, à part mon frère Lala, Hubert Duprat est le seul avec qui j'ai grandi. Nous étions tous les deux dans le même lycée d'Agen, c'était mon seul vrai ami, celui qui a averti le Principal le soir de ma tentative de suicide, à 17 ans, quand je m'étais réfugié sur le toit d'un parking à étage du centre ville, avec pour seuls objets le premier livre édité en France sur les graffitis de New York, et le premier livre sur la Factory d'Andy Warhol. Plus tôt dans l'après-midi, j'avais acheté 200 comprimés d'aspirine et une bouteille d'eau minérale et après avoir avalé (difficilement) les comprimés âcres et secs, j'attendais que le soleil se couche sur la ville, avec des tons de rouge et d'orange, regardant ces livres qui me faisaient rêver d'un au-delà plus grand, plus tolérant, plus wild.

Hubert Duprat était mon confident et j'étais le sien dans un lycée religieux intransigeant, à la discipline intraitable, et nous étions en terminale. Les seuls bons profs étaient ceux qui traitaient d'histoire et de géo et la vie était dure, sans argent, sans culture, dans une ville stupide où même les gays étaient méchants et pervers. Nous étions tous les deux fils d'agriculteurs, mon père du côté de Sainte Livrade-sur-Lot, lui du côté d'Aiguillon. Ses parents étaient gentils et nous nous retrouvions souvent chez un ami commun, Ariel, là où j'ai pris mes premiers LSD.

C'est dans cette campagne ensoleillée qu'Hubert m'a parlé pour la première fois d'archéologie et de minerais, une de ses passions d'alors. Il était capable de reconnaître de loin les tracés des voies romaines et, au début, j'étais incrédule, je pensais qu'il était impossible de discerner dans les champs des routes datant de 2000 ans. J'ai su plus tard que ces vestiges sont visibles par voie aérienne et j'étais fasciné par sa collection de pierres et de silex.

Nos vies se sont séparées après le Bac (qu'il a réussi, moi pas), mais nous avons passé 30 ans à suivre chacun le travail de l'autre et dès le début, avec ses objets d'arts conçus à partir des Trichoptères qui formaient des fourreaux de protection à base de pierres précieuses, d'or et de diamants, j'ai compris que j'avais eu la chance de grandir avec un garçon qui avait une vision, à mi-chemin entre l'art conceptuel et le musée de curiosités. Pendant longtemps, j'ai pensé qu'il m'était impossible d'écrire correctement sur son travail. Les textes érudits qui décryptaient ses expositions me semblaient incroyablement complexes, une manière de parler et d'écrire sur l'art qui m'a toujours irritée, celle d'Art Press de notre époque. Pourtant, les gens de ma génération ont bénéficié d'une éducation artistique assez poussée dans les années 70, nous avions toutes les bases pour comprendre les grandes familles de l'art et quand nous sommes arrivés à Paris, nous avons scrupuleusement visité tous les grands musées, et les petits aussi, comme celui de Gustave-Moreau. Hubert s'est installé dans le Sud, moi à Paris. Nous avons gardé le contact, même épisodiquement, tous les deux très respectueux du travail de l'autre.

Récemment, Hubert m'a envoyé deux livres et catalogues sur l'ensemble de son œuvre et je me suis dit qu'il était temps que j'exprime mon émerveillement pour tout ce qu'il a fait. Je n'avais pas besoin de décrire son cheminement avec des références érudites et je pouvais en parler avec des mots simples car ce qu'il fait m'émeut d'une manière très magique. Il y a chez lui un élément naturel et concret qui est en phase avec ce que j'admire dans la nature et chez les artistes qui font battre mon cœur plus vite, comme Richard Long, Andy Goldsworthy ou l'art artisanal japonais. Des hommes qui font des choses profondes et mystérieuses à partir de l'équilibre instable des objets naturels. Avec une méthode rigide et calculée, Hubert ouvre une porte mystique puissante qui persévère à travers le temps comme un objet vaudou, ou un objet païen et pourtant religieux. Ce qui m'a émerveillé dans les mises en scène d'Hubert, c'est le craftmenship, un travail artisanal dont je ne comprends toujours pas le mécanisme.

Par exemple, de toutes les pièces qu'il a conçues, celle que j'aime le plus ne sont pas les larves de Phryganes, que j'ai vu pourtant naître, mais "Coupé-Cloué", les troncs d'arbres recouvert de clous dorés. Ce sont ces objets qui m'ont fait poser ces questions naïves, "Comment tu as fait?". Techniquement, je voyais le travail répétitif des assistants, mais j'étais abasourdi par la précision du détail, ces lignes de clous si bien dessinées qui mettent en valeur, sans les cacher, les courbes des troncs d'arbre. Pour moi, c'est un travail très masculin, exactement comme j'ai fini par associer instinctivement le legs féminin du design de Barbara Kruger et de Jenny Holzer. J'ai toujours été envieux de ces hommes comme Richard Long qui passent des jours à marcher ou Andy Goldsworthy qui passe des mois à tourner autour de ruisseaux ou de murs de pierres. Quand Hubert m'a raconté ses voyages à Madagascar pour trouver et choisir les éclats de calcite qui sont à la base de ses constructions, j'ai compris qu'il était passé à un niveau supérieur de son travail tout en restant très fidèle à ses origines archéologiques et minières.

Et pendant ce temps, j'étais conscient de la difficulté de vivre de son travail, de l'incompréhension de sa démarche car elle reste sincèrement indépendante. Il me parlait de la difficulté d'enseigner dans des écoles d'art où l'on ne dessine plus désormais, exactement comme les professeurs réalisent aujourd'hui que leurs élèves de 12 ans passent leur vie devant YouTube sans avoir la curiosité d'aller sur Google pour découvrir tout ce que Internet peut offrir.

C'est surtout son côté intègre que j'admire le plus, une sorte de défaitisme face à la dureté du marché de l'art, comme le marché des médias est pourri, au tel point que je finis par développer un rejet pour des photographes comme Tony Richardson (ce soir chez Colette, of all places) ou Wolfgang Tillmans, qui sont intrinsèquement intéressants mais qui deviennent gerbants à cause de leur opportunisme commercial. A vouloir toujours vendre, toujours courir après le succès en se foutant à poil comme les pédés se mettent à 4 pattes sur les sites Internet pour gagner une bite, ces artistes ont perdu la dignité qu'ils avaient au début et je fais partie de ces gens démodés qui pensent que la dignité est le degré ultime de l'art, c'est ce que l'on atteint en fin de compte quand on a tout réussi et si l'on pousse le bouchon trop loin, a bridge too far, c'est l'ensemble de l'œuvre qui vacille car tout le monde n'est pas Picasso, Warhol ou même Jeff Koons.

J'aime l'art d'Hubert Duprat comme j'aime l'art de Djamel Shabazz, parce que j'y vois une ligne qui ne s'est jamais brisée entre leurs dernières créations et leurs racines modestes. Nous avons beaucoup souffert, de nos complexes et de la société dans laquelle nous avions grandi car notre adolescence a été quasi dramatique, d'une dureté implacable, celle de la chaleur étouffante du Sud-Ouest quand cette terre riche, lourde, se craquelle sous le soleil pour devenir aussi imperméable que les gens qui y vivent, toujours à vous juger et vous rendre la vie plus difficile. Ce furent des années de cauchemar quand elles devaient être les plus belles de la jeunesse et lui hétéro, comme moi homosexuel, nous avons reçu ça en pleine figure sans que personne ne nous aide ou nous comprenne. De là est né le voyage d'Hubert vers la pierre et le mien vers la musique. Nous avons grandi avec le complexe de vivre à mi-chemin entre les belles grandes villes que sont Bordeaux et Toulouse, dans un no man's land de fruits et de légumes, une plaine du Lot et de la Garonne nourricière, mais étrangement réfractaire à toute culture et cela nous a marqué à tout jamais. Même si désormais nous sommes tous les deux assez âgés pour être parvenus à dépasser tout ça depuis longtemps. Mais j'ai été témoin de la blessure d'Hubert, et il a été témoin de la mienne, et il m'a sauvé la vie, le soir des 200 aspirines, du livre des graffitis de New York et de la Factory recouverte de papier aluminium.

3 commentaires:

Lucas A V a dit…

j'ai grandi dans un petit village du lot que j'ai quitter pour venir sur toulouse, nous avons pas la meme histoire mais se texte me touche beaucoup d’abord par l’hommage que tu rend a ton ami qui je doit dire et magnifiquement écris, mais aussi par les mots que tu utilise pour décrire vôtres passer commun, qui me replonge implacablement dans le mien.
je n'ais que 23 ans il n'est pas si loin que sa mon passer, d'ou le fait que se texte a une résonance toute particulière a mon cœur. mille bravo

Anonyme a dit…

"Il était temps que j'exprime mon émerveillement pour tout ce qu'il a fait..." : Lucas a raison.

Didier Lestrade a dit…

merci à tous les deux. It gets better as they say