lundi 15 juin 2015

20 ans sous antidépresseur


Cela fait 20 ans que je suis sous antidépresseurs et j'ai réalisé que ces années ont presque été les plus productives de ma vie. L'idée courante, je sais bien, c'est que si l'on prend un tel traitement, c'est qu'il faut aller chez le psy. Or je n'y vais pas parce que je connais mes faiblesses et même mes névroses et je vis assez bien avec elles. Il n'y a pas de traumatisme profond chez moi, je n'ai pas été violé ou battu, à part quelques coups de ceintures de la part de mon père quand mes notes étaient mauvaises à l'école mais c'était les années 60, ça n'arrivait pas souvent, c'est le genre de choses qui se faisaient à l'époque et je savais malgré tout que mes parents et les frères m'aimaient. J'ai souffert du divorce de mes parents mais pas plus que des millions d'enfants. J'ai eu des complexes physiques dès mon adolescence mais rien qui m'oblige à adopter un comportement masochiste pendant ma vie, au contraire, je pense même que cela fait partie des obstacles qu'il faut franchir pour s'affirmer. J'ai fait une tentative de suicide à 18 ans mais c'était surtout une fascination de drama queen des années 70, les films de Visconti, Warhol, toussa. On a grandi à la ferme, loin des obligations sociales qui me hérissaient déjà et très vite j'ai décidé que je ne me marierais pas, que je travaillerais sans avoir à porter un costume et que l'indépendance se payerait cher, même si cela voulait dire que je ne serais jamais riche. Je n'ai pas fait d'études parce que je préférais être indépendant et travailler tout de suite afin de prendre de la distance avec ma famille. J'ai eu de belles histoires d'amour et j'ai choisi un métier en total autodidacte, sans avoir à sucer des bites. Jusqu'à l'âge de 37 ans, j'ai tenu bon, je me suis engagé, j'ai dépensé mon temps pour les autres car Act Up c'était ça, et quand je suis devenu séropositif à 28 ans, je ne me suis pas effondré, au contraire. Et je ne me suis jamais battu physiquement depuis 40 ans, je déteste la violence, je ne supporte pas ça un seul moment dans les relations.

En vieillissant, les anniversaires étranges se multiplient et un jour on réalise que cela fait 20 ans exactement qu'on prend cette pilule, toujours la même d'ailleurs, le Deroxat old school. Je connais ses effets secondaires sur le long terme, les pertes de mémoire, la libido affectée, la toxicité du médicament. Mon médecin me demande régulièrement si j'en ai toujours besoin. Plusieurs amis m'ont signalé que ces années sous traitement n’étaient pas "anodines" (comme on dit), que c'était forcement la raison d'un désespoir profond. A chaque fois, je leur ai répondu que je ne sentais pas le besoin d'aller chez le psy ou d'entreprendre une analyse. D'abord pour des raisons économiques, je refuse de financer ce type de commerce exactement comme je me suis promis de faire mon ménage moi-même, jusqu'au jour où je n'en aurais plus la force physique ou mentale. Je sais très bien qu'un travail avec un bon psy aiderait à résoudre des sentiments enfouis dans ma mémoire mais une chose a toujours aidé la vie, c'est la conviction rassurante que si l'existence fait trop mal, il faut l'abréger et il n'y a aucune honte à cela. Je connais assez de monde autour de moi pour qui se travail psy a été fructueux et je ne ressens même plus la méfiance que suscitait en moi les psys en général, le fait de consulter toutes les semaines pour parler des petits bobos de la vie. Je crois sincèrement que je me suis débarrassé  de nombreuses scories mentales en parlant beaucoup, en partageant trop (je suis le roi de l'overshare), en donnant beaucoup aussi, en dansant, en écrivant, en vivant à la campagne. Je veux me comporter en homme, en essayant de résoudre les problèmes par moi-même. Certains disent que je suis un manipulateur mais, franchement, si vous êtes au chômage comme moi depuis huit ans, cela veut dire que vos techniques de manipulation sont assez nulles, non?

Je suis respecté par ma famille même si je suis le moins famille de la famille, j'ai toujours refusé qu'elle m'envahisse, j'ai perdu de nombreux amis, souvent par ma faute, mais j'en ai beaucoup d'autres aussi et je n'ai trahi qu'une personne dans la vie, ce qui est finalement assez peu quand vous travaillez dans mon métier. Je suis fidèle en tout, jusqu'à la bêtise et j'ai passé ma vie à réduire mon dark corner, surtout dans la sexualité et j'en suis très fier. Je ne fais de mal à personne au lit.

20 ans sous antidépresseurs, cela paraît incroyablement long mais, finalement, je fais partie de cette génération qui a découvert cette classe de médicaments avec tous les autres baby boomers. C'est arrivé en 1995, la pire année de la vie (2008 vient en seconde position). La principale raison fut le rejet amoureux, la séparation, quand on croit qu'on est arrivé au sommet de ce que qu'on espérait atteindre depuis tout petit et que tout s'écroule car, précisément, la relation virait au SM mental. Cet homme était beau, le plus beau de tous, intelligent, américain. Mais il ne m'aimait pas complètement et j'étais prêt à tout pour le garder. C'était donc voué à l'échec et je le savais. Pourtant la chute a été brutale, exactement au moment où Têtu sortait son premier numéro. Le média le plus important de ma vie, mon idée, mon concept, s'est fait dans les larmes jusqu'à ce qu'on me dise dans un ascenseur en allant au travail que ça devait cesser tout de suite, que j'étais ridicule, qu'il y avait des choses plus importantes dans la vie qu'une rupture. Je ne l'ai pas cru mais l'autorité de Pascal Loubet était là, il fallait recevoir cette gifle mentale pour le bien de l'entreprise et du projet. Mais quelque chose s'est cassé ce jour-là. La certitude que le sommet de la ma vie était dépassé. Que sentimentalement, ce ne serait plus aussi fort. Que les hommes seraient moins beaux. Qu'il fallait que je me downsize.
Mon médecin m'a alors prescrit le Deroxat, du Rohypnol pendant 6 mois, du Lexomyl aussi et cette camisole chimique m'a permis de ne pas me foutre en l'air et de travailler comme un robot. Ce qui est, des fois, la seule chose à faire dans la vie pour aller mieux.

À partir de là, mes attentes romantiques sur la vie ont été drastiquement revues à la baisse. Les gens mourraient du sida, 1995 fut malgré tout le sommet de la House en terme de beauté musicale, j'ai appris à demander moins à mes boyfriends tout en leur donnant toujours plus, je me suis défoncé dans le travail et une partie de moi a été mise en sourdine. C'est connu, la beauté de l'antidépresseur, c'est qu'il vous empêche de craquer quand un petit problème de la vie vient vous foutre en l'air, comme une assiette qui se brise sur le sol, un découvert à la banque, le loyer à payer, une phrase que vous dites en public et qui vous fout la honte pour le reste de vos jours, une merde de pigeon qui vous tombe sur la tête (véridique, how embarrassing). Et avec cette annonce prévue que Têtu est en redressement judiciaire, vous comprenez que malgré tout, vous avez réalisé les choses les plus importantes de votre vie. Neuf livres, ce qui n'était absolument pas prévu au départ. Même s'ils ne se sont pas vendus, je n'ai jamais grandi en pensant que c'était à ma portée. Survivre du sida, là aussi contre toute attente, et je vous rappelle que ça demande beaucoup d'énergie et de discipline. Quitter Paris pour vivre à la campagne tout en sachant, forcement, que cet éloignement des centres de décision vous appauvrirait, c'est l'idée de Thoreau. La décroissance. Mais pas un seul moment de regret, je n'aurais pas tenu à Paris anyway, ça ne fait pas de doute. Avoir trois autres histoires d'amour, sûrement bancales mais avec des hommes qui ont été assez gentils pour supporter mon caractère. Lancer un petit club avec des amis pendant 6 ans. Se renouveler sans cesse après ce licenciement pervers de Têtu en 2008, relancer Minorités et tout ca bénévolement, sans être payé. Affronter la vieillesse à l'époque de Twitter et Tumblr, tout un bordel.

Sans cette pilule, que se serait-il passé? Je suis bien conscient que notre pays est le champion des antidépresseurs et je ne prétends pas être un exemple de cette dépendance face à Big Pharma. Mais quand j'entends ce qui est couramment dit sur cette classe de molécule, j'ai envie de faire mon coming-out de drogué au Deroxat. Ok, je fais chier beaucoup de monde, je suis têtu, on dit que je m'enferme. Mais c'est bien cet antidépresseur qui m'a permis de me focaliser sur ce qui était important et de ne pas lâcher prise. Cette pilule a-t-elle été le moteur de mes convictions? Je serais peut être tombé dans l'alcoolisme, la drogue dure, le bareback en 2000 ou tout simplement l'oisiveté.


Je n'ai jamais été guéri du trauma d'il y a 20 ans. L'idée de l'amour masculin reste une des grandes urgences de ma vie. Ces vingt dernières années n'ont pas rempli ce manque mais je suis parvenu à sortir d'une relation où finalement, j'étais trop dominé. Je croyais être heureux parce que c'était de l'ego social mais au fond, je vivais de ma frustration. Et je sais maintenant que c'était bien de se libérer même si cela entraînerait la solitude, celle que je vis encore aujourd'hui. Et puis, tout cet argent non dépensé chez le psy, c'est aussi une petite victoire non? Le Deroxat a libéré ma parole tout en m'empêchant de me jeter contre les murs à cause de la révolte qui est en moi. Il y a d'autres pilules plus chiantes à avaler tous les jours, je vous assure.