jeudi 12 août 2010
Les Tuileries, selon Luc et Yves
Je n’ai pas beaucoup écrit sur ce blog car j’ai eu pas mal de problèmes d’accès à Internet depuis un mois – je ne vais pas entrer ici dans les détails, c’est totalement banal, mais quand j’ai reçu ma nouvelle Freebox, j’en ai profité pour mettre sur mon site beaucoup de vieilles photos des années 80 et des articles pus récents, ce qui a provoqué un pic de visites jamais vu depuis le lancement de ce site. Bref, le gag, c’est qu’à nouveau Internet déconne et je me dis qu’il doit y avoir quelqu’un là haut (je prends ça avec humour) qui veut que j’arrête de télécharger des photos datant de 25 ans, des images qui suscitent des réactions à la fois amusées et émues, mais aussi gênées, comme si nous avions du mal à nous voir plus jeunes, plus beaux, plus insouciants.
Un article du NYT parlait, le 21 juillet dernier, de ce besoin d’oublier, qui est aussi remis en cause par Internet, dans "The Web means the end of forgetting". Avec toutes ces images que les gens mettent sur FB ou ailleurs, notre passé resurgît parfois sans l’avoir demandé. Internet nous incite à partager des aspects de notre vie privée antérieure qui séduit et dérange à la fois. Dans toutes les sociétés, l’oubli sert à avancer car oublier ses erreurs, c’est aussi amoindrir les mauvais souvenirs qui nous hantent. Personnellement, je considère que ma vie privée n’est pas très privée et je n’ai plus beaucoup de gêne par rapport à ces vieilles images. Pendant longtemps, je n’ai pas aimé les photos de moi, surtout quand j’étais mal habillé ou maigre. Tout le monde sait ça dans ma famille. Mais le temps et l’âge font que tout ça prend une tournure plus calme, plus assagie et je finis par apprécier des photos que je n’aimais pas lorsque je les ai prises. Par exemple, j’ai eu longtemps du mal à regarder les photos des boyfriends décédés, ou ceux qui m’avaient plaqué. Not anymore.
Mon ami Yves Averous, qui vit à San Francisco depuis presque vingt ans, est en France en ce moment pour voir sa famille et ses amis. Il est passé à Paris, il s’est promené et je ne peux résister à l’envie de reproduire ici son message sur FB. Car il dit beaucoup de choses.
Bonjour Didier,
Hier, à mon arrivée à Paris, je montrais ton blog plein de nostalgie des années 80 à l'ami hôtelier qui m'héberge, et plus tard, dans la soirée, j'ai remonté les berges de la Seine jusqu'aux hauts-lieux de drague gay de l'époque de tes photos, ou encore de celle du retour de la fête foraine lorsque j'y ai retrouvé l'"infamous" Gaël, pour le perdre plus tard pour cause de séropositivité.
Plus un seul gay aux alentours, comme à Malibu, où mon ami Laurent la semaine dernière s'y désolait de la disparition de la scène des plages (référencée dans "Don and Chris" et "A Single Man"). Nos confrères sont maintenant devant leurs écrans, ou je ne sais où.
Mais devant la beauté de la ville hier soir, je ne pouvais m'empêcher de me sentir "empowered" et si chanceux de pouvoir revenir sur ces lieux, un quart de siècle plus tard, et goûter aux délices d'une ballade dans le Jardin, qui après tout, constituait aussi une bonne partie du plaisir. C'est alors que j'ai eu une grosse remontée de chagrin en pensant à ceux de nos anciennes relations et amis qui n'ont pas cette chance et auraient dû l'avoir, comme Luc Coulavin. J'avais envie de partager cette petite pensée avec toi.
Je t'embrasse bien fort de Paris,
Yves
Yves parlait ici de Luc Coulavin, parmi les photos prises au Gai Pied en 1985, où on le voit, mystérieux et doux à la fois, presque 25 ans après sa mort. Voir cette image, où il est en bonne santé, me rend heureux, et provoque en moi ces questions, qui sont toujours les mêmes face à quelqu’un qui a disparu. Je me demande quelle serait la guidance de Luc aujourd’hui ? Que ferait Luc Coulavin en 2010 ? Que dirait-il sur la politique, les gays, le monde ? Luc a toujours été un conseiller important pour moi. Il fut la seule personne de mon âge, dans les années 80, qui me donnait des conseils spirituels, mais aussi politiques. C’est lui qui m’a versé dans ce qui était holistique, sans en faire tout un tralala mystique. Il prenait ses propres conseils avec beaucoup d’humour, il ne vous obligeait à rien, mais il avait un certain regard quand je faisais l’idiot ou le con, quand je faisais le mauvais choix dans la vie, quand je disais une énormité. C’était ma conscience, comme Jean-Marc Arnaudé est devenu plus tard ma conscience, même si cette crétine est injoignable (une sorte de conscience qui refuse de vous voir, super). Il y a des amis à qui on décerne le droit d’avoir un jugement catégorique sur ce que l’on fait, comme s’il y avait des limites à ne pas dépasser. Par exemple, Arnaudé fut le premier à me dire que je n’aurais pas du choisir le nom « Paradise Garage » pour la compilation de ce nom. En 1991, quand Luc est devenu plus faible à cause du sida, il a pris du recul à Act Up (c’est un des trois co-fondateurs) car il était critique sur l’ambiance à l’intérieur du groupe qui grandissait sans cesse, trop vite selon lui. Il y avait des disputes internes qui lui faisaient mal. J’ai compris ce qu’il disait, je lui en ai voulu intérieurement car j’avais besoin de lui, je ne voulais pas qu’il s’écarte, je savais qu’il avait raison, mais je savais aussi qu’Act Up devait aller de l’avant, on ne pouvait pas ralentir cette machine, elle était trop remplie d’énergie, même si cela provoquait des heurts internes.
Je m’écarte. Ce que dit Yves dans son message, c’est que nous avons dépassé la douleur de la mort des amis et des amants. On s’est endurci en vieillissant, mais les photos nous rappellent des personnes qui ne provoquent pas en nous de la nostalgie, comme le dit Yves – même si je sais qu’il ne pense même pas que c’est de la nostalgie, Yves utilise ce mot pour faire plus rapide, il sait bien que ce n’est pas ça.
Ces images des années 80 ne sont pas faites pour provoquer de la nostalgie. Pour l’instant, je n’ai pas voulu clarifier mon idée dans le fait de les partager avec qui veut les voir. Ces images ne sont pas faites pour glorifier une époque ou la mettre particulièrement en valeur. Il y a des jeunes de 20 ans qui me disent qu’ils adorent ces images parce que c’est un aspect de la vie homosexuelle qu’ils n’ont jamais connu, puisqu’ils n’étaient pas nés. Ils me demandent si c’était mieux avant et je ne sais pas quoi leur répondre. Ce que je sais, c’est que ces images, même intimes, avec mes boyfriends, ça ne m’appartient plus. J’ai fait ces photos, elles portent ma signature, mais ce sont des vraies personnes sur ces photos et je considère que je dois révéler un moment de leur vie qu’ils ont peut-être oublié, quand ils étaient jeunes, beaux, insouciants.
Je n’ai pas pensé expliquer de que je voulais faire avec ces photos car je voulais les montrer comme si c’était un album de famille. Ce n’est pas un album nostalgique, c’est un aspect de ce qui se passait alors, comme ces promenades aux Tuileries et ces endroits de drague dont parle Yves, sur les bords de Seine, qui ont pratiquement disparu. C’est un moment du passé, au milieu de beaucoup d’autres moments du passé. Aujourd’hui, il n’y a plus d’endroit ouvert à Paris où les gays peuvent aller se promener, pas forcément pour draguer d’ailleurs, mais pour prendre l’air, pour discuter, pour rêver, s’appuyer sur un de ces arbres qui poussent à Tata Beach, au bord du jardin des Tuileries. Partout où on va aujourd’hui, il y a un établissement commercial. A Londres, il y a plein de jardins, à Berlin ce sont des parcs entiers, à Montpelier il y a le Pêyrou, des endroits où, forcément, dès qu’on y arrive, on s’ouvre l’esprit, parce que c’est beau, c’est ouvert, il y a une perspective. Ce n’est pas comme draguer entre les ifs sombres du Carrousel du Louvre, avec ces passages usés par les va et vient des gays, avec quelques rats qui passent de temps en temps. Ce n’est pas la Porte Dorée non plus, qui ne sert que pour la drague.
Je parle d’un endroit où on pouvait lire, ou draguer, ou venir avec ses amis. La vie des gays aujourd’hui, c’est beaucoup de consommation alors qu’avant, il n’y avait pratiquement rien à consommer car le business gay n’était pas vraiment né. A la limite, nous nous comportions comme les Arabes de la Méditerranée, nous trompions notre ennui par beaucoup d’affection, le dos contre des murs ou des arbres.
Ces photos, c’est un moyen de se rappeler, pas dans le sens de la mémoire et des archives, mais dans un laisser-aller avec le passé. C’est une sorte de rêverie qui fait peur à certains, je le sais. Mais c’est un moyen de nous accepter tels que nous étions. Plus maigres, plus pauvres, plus jeunes. C’est aussi un message à ceux de ma génération. Après tout, c’est nous qui avons délaissé les endroits comme Tata Beach ou les Tuileries. Nous avons cessé d’y aller. Nous sommes allés ailleurs, pensant que les Tuileries seraient toujours là, comme elles l’ont été depuis des siècles, puisque ça drague dans ce coin depuis toujours. On pensait que les Tuileries étaient un acquis qui ne disparaîtrait jamais. Je me demande alors, puisque notre société est totalement gouvernée par l’idée du revival, que Lady Gaga est l’ultime symbole de ce concept de réappropriation, pourquoi les gays ne choisisseraient pas de se réapproprier les Tuileries ?
Et je m’adresse aussi surtout aux jeunes qui sont fascinés (enfin, c’est une minorité) par ce flair des années 80 et 90 qui les attire. Pourquoi ne seraient-ils pas les leaders de ce revival, pour en faire quelque chose de nouveau ? Tous les queers, les transgenre et whatnot, au lieu de faire des pique-nique républicains, pourquoi n’envahissent-ils pas à nouveau cette partie du Louvre qui serait un écrin de leurs différences, pour se voir, s’amuser, parader, faire les folles, des flashmobs ou des vidéos drôles pour Youtube ?
C’est un endroit gratuit. C’est inestimable à notre époque. Cet endroit est là, personne n’y va, il pourrait être l’équivalent des Piers de New York avec des kids et des boom boxes et des mange disques. Cela pourrait même devenir un endroit mondain, comme c’était avant, quand les gays venaient pour voir et être vus. Et un dernier conseil maternel, comme en avait Luc Coulavin. Aller au soleil, prendre l’air, c’est le meilleur moyen de produire de la vitamine D. Quelques moments d’exposition au soleil et à la lumière produit la quantité journalière de vitamine D. Et je vous assure, amis gays et les autres : vous en avez besoin. Moi ça va, à la campagne, j’ai plus que ma dose. Mais vous, les folles d’aujourd’hui, ce n’est pas dans le Marais que vous allez trouver votre vitamine D.
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11 commentaires:
Je trouve que vous disposez d'une telle créativité que vous réussissez à faire de votre existence une oeuvre d'art.
Artiste d'un art vital.
Bien sûr, cette exhibition de votre vie personnelle pourrait se réduire en un hyper-narcissisme. Mais, tel un opéra en plusieurs actes, les années "Kinsey 6" tiennent leur intensité des forces du destin qui vont s'abattre dans les années "Act-up, une histoire".
Pour soigner l'épuisement résultant du combat et éviter une "The End" prématurée, il faudra un changement de lieu et un retour à la nature apaisante.
Inspirée par quelques poètes sages, la personnalité d'un jeune "Cheikh" émerge alors.
A partir de là, moi lectrice anonyme et lointaine née en 1962, je commence à être "captivée" par votre oeuvre...
D'abord, votre humanité interpelle la mienne ; ensuite, le récit de votre cheminement m'incite à réfléchir le mien...
Et alors, je me sens proche de Yves autant que de Luc.
Bon, je sais pas trop comment répondre aux compliments, mais bon, c'est pas souvent que quelqu'un relève l'enchaînement de ces bouquins décousus qui, de toute manière, ont été lus par très peu de personnes. Merci Pipelette (what a name).
Non Didier, vos livres ne sont pas si décousus ; ils témoignent d'une réalité générationnelle.
En ce sens, je comprends un peu que Tristan Garcia ait choisi dans un roman de s'inspirer des antagonistes réels Dustan-Lestrade.
Quand Dustan choisissait d'abuser de sa liberté, vous optiez résolument pour le respect.
Aujourd'hui, il vous faut innover encore en vivant le quotidien d'un quinquagénaire survivant au satané virus...
Et par l'aventure de Minorités.org, vous continuez à produire de l'oxygène culturel, à notre plus grand bénéfice.
Solange D, fille de Pau
Tes livres ne sont pas décousus !
J'ai passé les mois d'avril, mai et juin à regarder ton site et à (re-)lire tes livres les uns à la suite des autres, puis à les relire ensuite comme je le fais souvent avec les auteurs que j'aime et m'intrigue.
J'ai été étonné de la consistance, de la rigueur et de la régularité avec lesquelles tu abordes les thèmes qui te tiennent à coeur.
Certes, l'empreinte des contraintes journalistiques (un nombre réduit de mots ou de signes) est sensible mais je l'ai vite oubliée.
Et puis il est si rare que l'on traite aussi bien de ce que la communauté gay devrait être.
J'y ai trouvé durant ces trois mois éprouvants un réconfort et une consolation réélles.
Alors merci.
Et il faut s'habituer aux compliments si l'on est un Cheikh, sinon il faut s'appeler Dude.
Alors Bye Dude
JP
NB: Passages lus et relus de tes livres upon request ;-)
Les Tuileries, c'etait une école de la vie gay, des putes, des minets, des jeunes et des vieux, timides et pas timides, drôles et pas drôles, solitaires et groupies, amouraches et sauvages... Je ne regrette pas cette epoque, mais ce lieu, enormement...
Bon, pour répondre à Fille de Pau et JP, je me doute bien que certains sont parvenus à comprendre ce que je veux dire depuis 5 bouquins parce que c'est vrai, j'essaye d'expliquer ce que je pense de plusieurs manières, même si c'est souvent les mêmes idées que je crois importantes. D'un autre côté, j'ai été marqué par les anées d'Act Up où il y avait toujours quelqu'un qui me sortait cette phrase que je déteste : "Je comprends ce que tu dis, et je suis d'accord, mais c'est pas comme ça qu'il fallait l'expliquer". Arrrrrgh. Je suis convaincu que pour faire comprendre son point de vue, il faut passer sa vie entière à le répéter. C'est un peu énervant. Et là, je comprends aussi que, malgré tous mes radotages, le nombre de personnes qui ne veulent absolument pas comprendre ce que je dis est quand même très important. C'est une écrasante majorité. C'est comme ça. Donc merci à vous, Fille de Pau, tu es incroyable.
Fille de Pau (parfois "pipelette") envoie un kilo de tendresse à Didier,
et un autre kilo de tendresse pour les lecteurs réguliers de ce blog ...
Remarque, j'ai toujours voulu qu'on m'appelle dude mais ça n'arrivera pas dans cette vie je crois
Je pensais bien que tu avais toujours voulu qu'on t'appelle "Dude"...
Ce souhait accompagne très bien tes rêveries de surf ;-)
Bonne journée, Dude
JP
Cela doit avoir un rapport avec la matérialisation et la dématérialisaton, il faudrait prendre un grand cerveau et agiter les notions d’avant et après internet, mémoire, temporalité, bousculer la notion de localisation, relire mémoire année zéro d’emmanuel hoog (en 200 pages il n’a fait qu’effleurer le sujet) et comprendre la philo de tristan garcia (une communauté gay sans filiation a-t-elle une mémoire et comment se transmet elle après un drame), ajouter de nombreux paradoxes (espace public et privé de l’internet et de la société) et là vous pouvez sans doute répondre à la question du retour aux tuileries. Au début de l’expansion massive d’internet la communauté, du fait de problèmes sociaux et de visibilité, a investi massivement le net et pas seulement dans des espaces de rencontres, peut elle se rematérialiser en dehors de lieux convenus (marais, discothèques et autres lieux) ? C’est pas si évident. Je pense que vous avez un bon feeling pour le sujet car votre expo du 12 mail brassait ses notions. Vous avez rematérialisé un espace facebook : un vrai mur de vrais photos, un lieu bleu à la fois public et intime avec avertissement sur la porte, passé et présent, des gens en chair et os. Or la pérennité c’est le net puisque votre expo a quitté les lieux et qu’on la retrouve dématérialisée et enrichie (une photo d’un homme dans la rue avec un bras tatoué est saisissante puisqu’on se demande si elle faisait partie de l’expo, cela donne un effet de miroir à l’infini). Le point sensible est que le basculement vers le tout internet se fait en France vers 1990 et de fait la mémoire sera aussi souffrance
Dans un récit paru il y a peu, Apostrophe aux contemporains de ma mort, il y a une longue scène de drague aux Tuileries autrefois, qui est aussi l'histoire hallucinée d'une première fois. C'est complètement onirique et cela ressortit presque au genre fantastique.
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