vendredi 14 mai 2010
29 millions de silences
Un ami m’a fait remarquer qu’il y avait une incohérence dans le fait de parler autant du silence dans mon portrait dans Technikart de ce mois, alors que le premier slogan d’Act Up était « Silence = Mort ».
C’est un bon point. Je sais bien que le fait de parler du silence avec une telle insistance, dans le cadre d’un article sur la house, cela fait vieux jeux. Genre le mec qui a passé sa vie dans la musique et qui tourne la page pour se retrancher dans le silence. Vu sous cet angle, ce n’est pas glorieux, en effet. Il y a un aspect de défaitisme que je revendique, mais c’est précisément le genre de choses que le silence sait guérir.
J’ai toujours aimé les premières affiches d’Act Up sur Silence = Mort. Ensuite, il y a eu des années pendant lesquelles ce slogan a été trop vu, trop usé, comme une marque innovatrice qui serait usée jusqu’à la corde. Mais je peux toujours me transporter au moment où elles me faisaient frémir dans la rue. À Act Up, je n’aimais pas passer mes soirées à coller des affiches en plein froid, ou sous la pluie, mais j’étais heureux de passer le lendemain en vélo pour voir ces affiches sur les murs et regarder les gens qui passaient devant. C’est un grand plaisir de savoir que l’on peut briser le silence politique en s’adressant directement aux passants avec un message direct.
Bien sûr, le silence activiste de l’époque n’est pas le silence qui me plait tant aujourd’hui à la campagne. Le silence dont parle Act Up, c’est l’absence d’information et d’expression dans le sida qui a bien sûr éclaté grâce au militantisme et à Internet. La beauté des affiches « Silence = Mort » ne peut être comprise si on ne la met pas dans le contexte de la fin des années 80. Si on n’a pas connu ça, c’est alors très difficile de percevoir les frémissements que provoquait ce design dans la rue.
Il y a un très bon édito de George Prochnik dans le NYT du 1er mai dernier qui affirme que les gens qui aiment et défendent le silence ne sont pas parvenus, jusqu’à présent, à faire comprendre au monde que le bruit est vraiment quelque chose qui nuit à l’humain. « Now Don’t Hear This » commence par nous rappeler que le 28 avril a été l’International Noise Awareness day : vous ne le saviez pas, normal, c’est encore une journée consacrée à un problème dont on ne parle pas. L’auteur de l’article, qui a aussi publié en avril dernier « In Pursuit of Silence », explique cet échec en disant qu’il faut arrêter de se focaliser sur les conséquences néfastes du bruit sur la santé, chez les enfants ou chez les personnes qui sont fragiles au niveau du stress et du cœur. Pourquoi ? Personne ne veut écouter, même si les milliers de personnes qui vivent autour des aéroports savent très bien de quoi il s’agit quand on dit que « des études menées sur le sommeil montrent des élévations importantes du stress en réponse à des bruits comme le trafic aérien, même quand les personnes restent endormies ». Ces messages sur la nocivité du bruit ne peuvent avoir de vrai impact quand l’actualité est prise par une marée noire dans le Golfe du Mexique ou par des millions d’oreilles sollicités sans cesse par le téléphone, l’iPod, les jeux vidéos et le bruit du voisinage, puisque la grande majorité des habitants de nos pays vivent désormais dans un environnement périurbain. Nous sommes dans une société de l’hyperbruit, chez les riches comme chez les pauvres.
George Prochnik dit qu’à la place de radoter sur le bruit, il faudrait créer un débat passionné sur le silence. On sait que l’architecture et l’écologie du bâtiment permettent une meilleure qualité de vie dans un environnement isolé du bruit. Toute la société devrait être dirigée vers une organisation qui permettrait aux gens de ne pas craquer comme des branques parce que le bruit devient une nuisance insupportable.
Dans mon cas, je ne pouvais pas attendre que la société, en particulier la ville de Paris (here we go again), se modernise assez pour me retenir. Il fallait que je me barre, très vite. À la fin, je n’ai eu que des appartements à Paris où le bruit était vraiment a pain in the ass. Quand Prochnik dit que nous n’avons pas réussi à expliquer aux gens à quel point le silence est important, par exemple pendant au moins les vacances, il y a quand même beaucoup de monde sur le sujet. « A Book of Silence « de Sara Maitland a été un succès et le livre m’a même rassuré quand je me posais des questions sur le besoin catégorique de silence que je ressentais. Je me demandais si je ne devenais pas, hum, antisocial. En fait, c’était juste la société qui venait me faire un poke dans le fond de ma campagne, comme s’il fallait reproduire ici, dans les champs, le bruit de la ville.
Dans son livre, elle explique à quel point le silence a un pouvoir indescriptible : les gens qui parlent du silence ont souvent du mal à trouver leurs mots. Bien sûr, Sara y parvient très bien, avec des centaines de références érudites et mystérieuses à la fois. Elle parle des associations d’idées souvent admises dans la société, entre le silence, la folie et la mort et pourtant tout ce qu’elle écrit est très mystique, surtout quand elle raconte ses 40 jours et nuits sans bruit dans une cabane et les expériences de tous les illuminés connus pour avoir vécu dans le silence. Il y a des dangers dans le silence, et j’en ai mi-même parlé dans « Cheikh », de ces années de solitude et d’écart progressif de la musique. Moi, je vois le silence d’une manière très prosaïque, plus domestique. C’est ce qui entoure ma vie. D’ailleurs, ce n’est pas que j’ai arrêté d’écouter de la musique. C’est plutôt que le silence a tout envahi.
Je vis dans un endroit élevé où le bruit est toujours poétique. En général, il n’y a pas de bruit du tout. Mais c’est comme les pubs sur les écrans de télé avec « 29 millions de couleurs » (mfff). Il doit y avoir 29 millions de silences car ils sont tous différents. Chez moi, il y a une départementale au bout du chemin, mais il n’y a pas beaucoup de voitures. Il y a des agriculteurs, mais ils sont rarement dans les champs, à part au moment des foins. Le vendredi, certains tondent leur pelouse. Il y a une concentre de motos de temps en temps en été. Le dimanche, il y a parfois un cortège de mariage qui passe. Il y a le carillon de l’église dans la vallée et une fois par mois, la sirène d’un village encore plus loin vers la Mayenne. Et tout le reste du temps, ce sont les oiseaux. C’est tout.
Cela veut dire que la nuit, c’est tellement silencieux que certains invités sont inquiets. Le sommeil n’est gêné par rien, absolument rien. On peut dormir les fenêtres ouvertes. En hiver les chouettes et les corbeaux sont magiques, c’est un truc qui vous fait sourire à chaque fois. Ce silence, c’est une chose si merveilleuse qu’il vous appelle dehors, la nuit, pour écouter le vent qui rebondit sur la colline. Chaque feuille morte crisse en s’envolant avec un bruit de papier froissé, on imagine le clignotement muet d’un avion qui traverse le ciel, ou le mini-buit que fait un orvet qui glisse sur la pelouse mouillée comme celui que j’ai vu hier. Je l’ai poussé du doigt pour le faire frétiller et se cacher dans un abri.
Là où je suis, je suis tellement sevré de bruit que je peux même accueillir des bruits passagers très lourds, comme ces avions militaires qui passent chez nous très bas et qui font un bruit pas possible. La rumeur dit qu’un des pilotes a son père qui vit dans un village à 5 kilomètres et qu’ils se disent bonjour quand l’avion passe, son père devant le jardin. Bref ce mec fait chier toute une région parce que son papa lui dit bonjour, mais c’est pas grave. Quand j’étais jeune, je remerciais le ciel (so to speak) tous les jours parce que je vivais enfin à Paris. Aujourd’hui, je me lève tous les matins et je sais que lorsque j’ouvre les rideaux de ma chambre, il y a toujours une fraction de seconde pendant laquelle je remercie le silence de cette journée. Encore une nuit sans bruit et encore une journée sans bruit qui commence.
Je suis convaincu que le silence est la seule chose qui explique pourquoi je n’ai pas besoin de psy. Ça me nettoie la tête, et de nombreuses études ont montré le lien notre le silence et la guérison. Ce silence, c’est donc quelque chose de beau, mais c’est aussi quelque chose qui vous fait du bien. C’est un truc qui mérite de faire des sacrifices dans la vie, comme gagner moins d’argent, ou peut-être même mettre sa carrière en jeu. Je SAIS très bien que personne n’a les moyens aujourd’hui de vivre sans le bruit du métro, du train, des voitures, du travail quoi. Et je sais très bien qu’une majorité des gens ne pense même pas que le bruit soit un problème. Dans mon cas, au contraire, c’est comme si j’étais tombé dans un baril de Thoreau et je ne suis plus le même depuis.
C’est merveilleux de désapprendre si vite. Avant, je connaissais par cœur le métro et le plan des bus de Paris. Deux après m’être installé à la campagne, j’ai commencé à oublier. Une des histoires préférées de mon père, celle qu’il raconte chaque fois que je le vois, c’est comment je l’avais surpris en 1980, la première fois que j’étais revenu à la campagne, trois ans après en être parti. Mon père était venu me chercher à la gare d’Agen et il faisait nuit quant on est arrivé. À un moment, dans la voiture, je regardais dehors et j’ai dit : « Mais il fait tout noir dehors ! ». Mon père m’a fait répéter, il ne comprenait pas. En trois ans à Paris, j’avais oublié que la campagne est sombre la nuit. Mon père m’avait regardé en riant, comme si c’était foutu, j’étais vraiment devenu un Parisien perdu.
Ce que je veux dire, c’est que le silence vous reprend très vite quand vous le rencontrez à nouveau. Il vous enrobe de partout, il vous fait oublier les sources de bruit, les unes après les autres, méthodiquement. C’est comme une grosse gomme qui effacerait les bruits qui sont dans votre mémoire, ceux qui vous ont rendu la vie pas facile à un moment. Et vous les oubliez, les uns après les autres.
À la place, il faut apprendre le chant des oiseaux. Les uns après les autres. En ce moment, j’en suis à la sittèle torchepot.
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3 commentaires:
père noir peur du noir
mi-même à demi mot
retrouve les mots
pour dire jt'm
Excellent papier.
Cocasse, cependant, venant d'une ancienne pasionaria du tout festif. Chars à musique et montagnes d'amplis en batteries, la communauté gay avec ses pride et sa culture a été un des vecteurs les plus actifs de cette pollution sonore.
En langue française, il y a le livre de Marc de Smedt "Eloge du silence" qui évoque ces diverses catégories de silence.
Tandis que d'autres auteurs comme Kalfried Durckheim dans "Le son du silence" ou Maryse Choisy dans un ouvrage plus ancien "L'être et le silence" développent plus l'aspect spirituel du silence, entendant celui-ci comme un silence intérieur perceptible dans la profondeur de la conscience...
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