J’ai toujours été épaté de voir avec quel abandon certaines personnes que je connais se sont émerveillées devant Eric Fassin. À Act Up, il y a dix ans, les gens parlaient de lui comme s’ils se délectaient de ce vampirisme de la pensée gay. C’était du miel politique. Enfin, un homme mou, passe partout, blanc, avait pris la place que les gays lui avaient laissée avec soulagement. Cet homme était l’exact opposé d’une folle, il extirpait le camp pour laver l’idée homosexuelle et s’imposer dans les tribunes des journaux, les murmures de la politique. Il personnifiait parfaitement ce besoin de reconnaissance : pour parler du PACS, rien de mieux qu’un hétéro fade, un homme sans angle, sans polémique, une sorte de gélatine militante. Il s’agissait d’une arnaque, un deal parfait. Fassin montait en première ligne à la place des gays, et ces derniers le laissaient s’imposer dans l’arène politique, peinards. Un contrat de co-dépendance accentuerait la lacune du leadership gay. Après tout, pour mieux répondre aux accusations de communautarisme, rien ne vaut un porte-parole hétéro qui ne choque personne et qui fait son beurre sur la question gay. Pendant ce temps, les rares leaders LGBT qui auraient pu monter en puissance se sont protégés, loin des polémiques, de l’exposition, du risque. Une sorte de lâcheté militante, comme si la vraie essence du « vivre ensemble » gay (mffff) se limitait à blogger en simultané sur une émission de variété française.
Dix ans après, malgré tout ce qu’on tente de vous faire croire sur le militantisme LGBT, un surprenant mélange d’incompréhension et de défaitisme persiste dans l’observation du LGBTisme. Vous choisissez le verdict qui vous convient :
- Le sigle LGBT est le chloroforme de la culture gay
- La Gay Pride 2009 a été un tel succès que cela veut forcément dire que le mouvement militant va bien.
- Le suivisme du monde associatif sur les thèmes consensuels n’a jamais été aussi immense. Pour ne pas avoir de problème avec ses propres amis, il faut la fermer.
- 90% des militants issus des groupes activistes comme Act Up et qui ont fait carrière sont désormais des vendus.
- La majorité de la communauté se branle de tout ça : c’est l’élément étrangement oublié de la culture gay. Historiquement, on est vraiment dans un creux idéologique où l’idée principale, c’est le conformisme silencieux.
- Les questions LGBT ont toujours un écho relatif dans les sphères politiques. Il faut dire que le PS n’aide pas beaucoup.
- Le mutisme est fracassant sur les vraies évolutions du style de vie homosexuel (Internet, crise économique, sexe toujours plus à risque). Je veux dire par là que ces sujets sont sûrement abordés, mais toujours pour adopter une attitude positive systématique : pour se faire remarquer aujourd’hui, il faut sourire – tout en prétendant souffrir. Tout va bien.
- Les médias LGBT sont obsédés par les sujets qui ne les intéressent pas, uniquement parce qu’ils croient que c’est ça qu’il faut faire. C’est de l’opportunisme con. C’est la fin de la crise ! Il faut consommer à nouveau !
- La déception envers les leaders de cette communauté n’a jamais été aussi vocale. Tous les gays qui voyagent se demandent pourquoi on n’a pas d’équivalents en France du maire de Berlin (read my lips : Delanoë a un bâton dans le cul) ou un jeune sportif médaillé qui ferait son coming out).
- Dès qu’un film comme « Bruno » sort, les associations se demandent comment elles vont s’offusquer – au lieu de rigoler, simplement. Plus le monde est moderne – et moins les gays ont de l’humour.
- En fait, tout ça est une vision de l’esprit. Je suis ronchon, je ne suis jamais content, les gens pensent que je suis toujours en train de chercher la petite bête, je suis un idéaliste de la cause gay qui n’a pas encore compris que les homosexuels sont des cons comme les autres. Vous pouvez donc abrêger la lecture de ce texte qui, anyway, selon les canons de la culture LGBT ET de la culture Internet, est bien trop long.
On finit par se demander si le petit monde LGBT n’est pas en train de baser son noble objectif (lutte contre l’homophobie et live blogging de « La Nouvelle Star ») sur l’ennui. Les groupes les plus « radicaux » singent avec absurdité un esprit contestataire issu des années 70. On a beau être en 2009, les UEEH perpétuent des travaux de vacances où on apprend à gérer le port de la robe à carreaux de ménagère portugaise qui avait tant de succès dans les squats gays parisiens d’il y a … 30 ans. Un super labo d’idées militantes, en effet ! Bien sûr, le flambeau de la mémoire doit être passé de génération en génération, mais prend-il compte la mesure des révolutions psychologiques causées par Internet 2.0 ? L’activisme français mériterait d’entreprendre les mêmes voyages à l’étranger que les militants du GLH dans les années 70, dont les expéditions étaient surtout des opportunités pour ramener en France des idées issues des centres communautaires américains, hollandais ou londoniens (Brixton surtout). Il est possible de faire du vagabondage sexuel (et les militants le font aussi, n’en doutez pas) tout en s’inspirant de l’intelligence des autres, ce n’est pas incompatible. Après tout, si vous avez envie de laisser l’orthodoxie de la pensée homosexuelle à des cons hétéros comme Eric Fassin qui se fait du fric sur votre dos en toute impunité, c’est votre choix. En France, quand « The L Word » est apparu à la télé, les lesbiennes hardcore y ont vu une récupération commerciale alors qu’elles exigent toujours plus de visibilité. Les trans ? Ne m’en parlez pas : c’est LE thème qu’il ne faut pas aborder aujourd’hui si on ne veut pas subir une fatwa. Comme si le sujet avait pris la place du conflit israélo-palestinien : surtout, ne pas parler de ça à table ! C’est sûr que ça aide le débat… Est-ce qu’on peut prendre un peu de distance sur les sujets difficiles ou est-ce qu’il faut remplir un formulaire en 3 exemplaires avant de se prononcer sur quoi que ce soit ? C’est comme si on avait critiqué les premiers séropos à la télé parce qu’ils réduisaient la problématique de l’épidémie à leur seul cas.
On attend un aggiornamento dans la politique française ? Et chez les gays alors ?! En vrac, beaucoup de questions… La question LGBT se résume-t-elle à radoter sur l’estime de soi ? Les grandes structures associatives sont-elles toujours sous la coupe politique des quadras et plus ? Faut-il créer un rassemblement Twitter pour toutes les folles socialistes qui ont noyauté cette culture, des assistants de Delanoë qui contrôlent quotidiennement le mouvement gay aux secrétaires de rédactions des médias LGBT qui corrigent les textes selon leur humeur politique ? A-t-on complètement jeté l’éponge sur la prévention gay ? Qui s’occupe de la montée en puissance sans précédent de la visibilité noire ou arabe sur les sites de rencontre gays ? Ces jeunes sont-ils résumés à une source de plaisir sexuel ? Pire : faut-il se satisfaire d’un clivage entre la majorité blanche petite-bourgeoise gay et la banlieue, source de toutes les homophobies ? Les arabes gays seraient-ils les ennemis des gays blancs, comme la société française focalise toutes ses peurs sur la question religieuse ? Quelle relation établir entre les minorités qui ne soit pas basée sur la méfiance ? Comment dépasser le racisme entre les gays ? La communauté LGBT n’a-t-elle pas la responsabilité de montrer à la société que la diversité est facile à réaliser quand on décide de s’attaquer aux grandes questions au lieu de bloquer sur des polémiques qui font bailler tout le monde, même ceux qui leur donnent une résonance ? Pour avoir du succès aujourd’hui faut-il s’enfermer dans un rôle de victime ? Sommes-nous devenus uniquement un hyperlink ? Quand la question d’identité se limite au genre, que dire de l’explosion de l’identité par défaut quant tant de gays se définissent à travers 10 profils différents, chacun faisant office de niche sexuelle ? En l’espace de deux années à peine, Facebook a grignoté deux heures quotidiennes de notre temps, deux heures qui ne seront pas consacrées à autre chose que l’exhibitionnisme personnel. Ces deux heures perdues tous les jours, ne seront-elles plus consacrées à l’intérêt commun LGBT ? Qui va rattraper le retard pris parce que ces questions ne sont pas vraiment débattues ? Faut-il appeler Eric Fassin au secours ?
10 commentaires:
Parce que c'est plus intéressant et moins dangereux quand c'est Halperin qui nous vend de la subjectivité gay foucaldienne en soldes ? C'est moins déculpabilisant quand on a l'impression de pouvoir se dégager du pathos ?
salut didier !
quelques idées après cette lecture :
pourquoi tant de haine? et sur Eric Fassin, en plus ? ou alors de la haine sur ce qu'il dit, ce qu'il écrit?
une réponse possible à toutes ces questions : l'idendité, quelle soit gay ou autre, n'est qu'un des avatars de l'indivualisme démocratique et de sa traduction politique ( de l'Etat Social à l'Etat Sécuritaire - du Care à la Sécurité, à la création et à la gestion de la Peur, de l'Insécurité et de la Vulnérabitlité -Cf Robert Castel, Zygmunt Bauman, par exemple) dans un monde mondial, marchandisé et flottant.
Alors pourquoi demander aux gays d'être cette autre chose qu'ils ne sont pas ou plus et que, peut-être ils l'ont-ils jamais été ? Ni une avant garde, ni une marge: ils sont désespérément comme tout le monde - et c'est le fruit d'une longue lutte, récupérés par la superstructure et donc ne reflètant plus que les rapports qui organisent ce monde.
le salut serait alors donc des positions individuelles - du moins dans ce monde-ci, loin des ces paradigmes, mêmes déconstruits.
Gérard
"Une sorte de lâcheté militante, comme si la vraie essence du « vivre ensemble » gay (mffff) se limitait à blogger en simultané sur une émission de variété française."
Il y avait ce soir sur Yagg, deux personnes (dont le modérateur) pour commenter cette incroyable merde… euh fiancé, comme quoi "le vivre ensemble" a parfois du plomb dans l'aile et que les gays ne sont pas tous des moutons de panurge.
Mais où est donc la majorité silencieuse du combat LGBT ?
C'est drole, je suis d'accord avec tout ce que je lis meme si je ne deteste pas Fassin non plus parce que ce n'est pas de la faute des heteros si on les laisse prendre notre place.
C'est drole de se sentir un peu bete, paume, impuissant. Etre d'accord avec une analyse, ressentir cette colere, limite de la haine, mais qui fait plus de mal que quoique ce soit de productif. Parce que meme en y croyant, en ayant fait l'effort, peut etre pas assez d'efforts certes, mais quand meme en ayant fait 100 fois peut etre 1000 fois plus que la moyenne du pede lambda, mais mille fois plus que zero ca reste pas grand chose.
C'est ce qui me bloque dans ce personnage de Lestrade, c'est que j'en ai marre de me sentir coupable de ne pas etre le bon pede activiste. C'est que malgre tous les efforts, on n'est jamais un bon activiste et qu'on perd toujours. Oui on a gagne quelques trucs, il y a des capotes dans les backrooms a present. D'ailleurs c'est le SNEG qui a recupere cette victoire.
Je ne sais pas quoi penser. Je suis entre l'admiration pour un heros qui a certainement une des meilleures analyses, pas qu'on soit d'accord sur tout mais sur l'essentiel, l'analyse dont je me sens la plus proche en tout cas et exprimee avec cette emotion si forte, et puis cette folle qui parait aigrie et qui donne des lecons a tous. Qui est dans une position facile en retrait, et dont l'action semble se resumer a de l'ecriture ravageuse sur des blogs et des papiers communautaires. C'est deja mieux que la plupart des autres sans doute, que moi assurement.
Tu as dit que tu avais cree Act Up en 89 parce que personne d'autre ne le faisait. Il ne faut pas s'attendre a ce que d'autres fassent a sa place encore aujourdhui.
Je me suis inscrit sur ta page de fans sur facebook. Je suis aussi sur celle de Romero donc c'est pas tres flatteur pour toi j'imagine, mais au moins ca reequilibrera un peu. ca m'a permis de voir ta collection de photos. Tu etais tres beau. Le genre de mec avec qui je me serais debrouille pour baiser mais qui m'aurait peut etre jete avant en percant a jour mon cote trop folle.
Je sais pas pourquoi j'ecris ca. Peut etre parce qu'on s'est jamais vraiment parle et que j'aurais probablement bien aime.
Pour Zezetta
Oui, on aurait pu se parler, mais c'est l'histoire de tous les groupes : c'est pas parce qu'on est dans la même pièce, qu'on croit les mêmes choses, qu'on communique forcément. Moi il y a des centaines de personnes à Act Up que j'aurais voulu connaître mieux, et puis je ne l'ai pas fait, ou alors ils ont rigolé quand je suis allé vers eux avec mes gros souliers et on était déjà dans des rôles distincts parce qu'il y avait une hiérarchie dee groupe. Et god knows que j'ai été facilitateur pendant des années pour donnéer une image idiote de moi, faire des blagues, dédramatiser, faire la conne.
Maintenant, sur ma position à l'écart, faire la fille aigrie, il va falloir que je m'explique sur tout ça, et je le ferai progressivement. Vous savez bien que faire un blog, au départ, c'était pas mon envie. Si j'avais voulu le faire, j'aurais commencé avec tout le monde il y a... 3 ans. Et ce blog, je le promotionne même pas car il n'est pas fini, visuellement. Donc pour moi aussi, c'est une manière de revenir en arrière, de commencer à zéro, parce que Internet nous oblige à tout recommencer ce qu'on a écrit, surtout si les médias pour lesquels on a travaillé pendant tant d'années n'ont pas d'archives. Bref, je ne suis pas aigri. Je considère que j'ai une autorité dans ma voix, qui énerve certes, mais qui me permet de dire les choses franchement. Pendant l'année qui vient, j'ai la liberté d'écrire ce que je veux, sans passer par les obligations d'un média ou de la censure. Fassin, on l'a laissé grandir à nos dépents et tu sais très bien qui sont les pédés qui se sont sentis flattés de fréquenter ces gens qui nous pillaient. J'ai créé Act Up en 89 parce que personne ne le faisait. Mais il y a plein de chooses qui sont créés aujourd'hui qui sont formidables. Regarde ces fanzines gay qui sont vraiment intéressants et qui devraient influencer les médias gays. Regarde la génération gay des trentenaires qui attend son tour et qui en a marre d'attendre. Je sais très bien qu'il faut équilibrer les critiques et les encouragements. Mais j'ai passé une année pas drôle pendant laquelle je me suis mis en retrait, exprès, pour voir, et quand je reviens, c'est toujours pas jojo. Non?
Pour Anonyme
Oui, je sais bien, "viens bogger sur machin truc" n'attire pas beaucoup de monde. Alors, pourquoi le faire? ça sert à quoi? C'est de la pollution visuelle ou une sorte d'obligation Internet, prendre la place et proposer un truc qui n'attirera personne alors qu'il y a tant de sujets drôles ou passionants à aborder?
Pour Gérard
L'étrange Starhawk, l'auteure de 'Femmes, Magie et Politique', pose l'hypothèse de notre mutilation, d'une mutilation dans notre sexualité, peut-être même bien au-delà de ce qu'on en perçoit ordinairement. C'est, je crois, cette hypothèse qui lui permet de poser la question : "comment construire une société qui porte au-delà ma sexualité ?" (p.202). A la limite, l'inversion de la question homosexuelle (titre d'un ouvrage de Fassin, dont je viens de parcourir la bibliographie), ce serait l'inversion de la phrase de Starhawk : "comment construire ma sexualité qui porte au-dedans la société ?" A première vue, il y aurait là une sorte d'accord entre toi et moi.
Sur les chats gays, beaucoup, et parmi eux des jeunes, affichent sur leur profil leur bisexualité. Très bien, on penserait avec Starhawk que tous ont compris qu' "honorer sa sexualité consiste finalement à arrêter de nous définir nous-mêmes en fonction de nos partenaires sexuels" (p.203). Mais un doute s'immisce, non ? Se définir comme bi, ne serait-ce pas plutôt une manière de trouver trop obscure l'affirmation directe de soi comme gay ? Qu'est-ce qu'on perd, en lâchant ici la proie pour l'ombre, et perd-t-on vraiment quelque chose ? Je m'exprime poétiquement, et même peut-être ironiquement, car, au fond, nous serions tant exposés (une condition quasi-anthropologique de notre être contemporain) que dire "bi", d'emblée, c'est peut-être se préserver une part de mystère, cachée derrière l'affirmation.
Un doute s'immisce. "Les hommes qui aiment vraiment les hommes, qui veulent être des terreaux et des soutiens les uns pour les autres" (p.203), il y en a. Et je serais d'accord avec Didier Lestrade pour dire qu'il leur sera d'autant plus facile d'en être s'ils ont l'un et l'autre la même couleur de peau et que leurs comptes en banque pésent le même poids. Le mystère s'égare. Toujours d'accord avec toi, donc.
Mais, sauf ton dernier paragraphe, un peu obscur, une telle description nous laisse sans espoir. Le cours du temps emporterait tout, nous laissant sur la berge, et sans reste ? L'aspiration à la normalité serait forte au point de nous faire oublier ce que Starhawk appelle notre "pouvoir du dedans" ?
Quelqu'un cite Starhawk et on ne me le dit pas ??!!
F.B.
@zézette. J'ai toujours trouvé étrange qu'on traite d'aigri quelqu'un qui dit les choses franchement et sans forcément prendre de précautions… Est-ce que ce n'était pas l'esprit d'Act-Up au début ? Pourquoi met-on toujours dans le même sac le sentiment de colère et le fait d'être aigri ? Ce n'est vraiment pas la même chose crois moi ou alors ouvre un dictionnaire !
Oui a present je sais. Meme s'il m'a fallu quelques annees pour comprendre parce qu'au debut on veut toujours faire sa place dans un groupe et donc sans remettre en cause le fonctionnement interne qu'on n'assimile et puis c'est tout.
Mais bon je suis loin de ca maintenant et c'est pas plus mal.
Pour le mot "aigri", ami anonyme, tu as raison c'est une critique facile mais qui est assez repandue quand la personne en colere semble etre en retrait de sa communaute. A la rigueur je prefere que ce soit Lestrade qui donne des lecons que d'autres.
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