La vie des gays était-elle meilleure avant ? Ou bien? Pendant le week-end du 13 juin, en Ardèche, invités par Fabien Boissonade, il y a eu plein de discussions et de souvenirs. On était là, sous le soleil, autour de la piscine, une quinzaine de gays et de lesbiennes, de presque toutes les générations et de races. Et les histoires ont commencé à ressembler à des bilans. Mon mari a fini par rigoler. À 28 ans, il était celui qui disait : « Y’en a marre, tout ce que vous dites sur les clubs et la musique, on dirait que c’était toujours mieux avant ». Et il y avait des amis de 30 ans, ou 40 ans qui répondaient, un peu en regardant leurs pieds : « Mais c’est vrai. En musique, ou dans le clubbing, ou dans le militantisme, c’est clair ». Pendant le week-end, c’est devenu un leitmotiv drôle : « Ouais, c’est ça…c’était mieux avant ! ».
La vie des gays était-elle meilleure avant ? Cette question si simple se pose rarement, à part dans l’intimité ou sur les blogs. Elle est peu abordée dans le combat pour les droits des LGBT parce que les structures, surtout en France, ont un peu de mal à situer le militantisme dans une perspective historique. C’est ce que tentait de faire la Gay Pride cette année, en liant ce que nous sommes à ce qui s’est passé il y a quarante ans, lors de Stonewall. Combattre l’homophobie, insister sur les droits et poursuivre la lutte contre le sida nécessite forcément des repères, au moins pour évaluer si des progrès ont été faits, si des nouveaux droits ont été obtenus.
Or, de plus en plus, alors que la nouvelle génération gay se fait de plus en plus entendre, parce qu’elle est plus visible, une nostalgie se développe. Pas besoin d’aller chercher dans la période glorieuse des années 80 qui a vu l’explosion du style de vie gay et des associations de lutte contre le sida. Pas besoin de regarder non plus vers Lady Gaga et le raz-de-marée des années 80 dans la pop actuelle la plus commerciale. Ces homosexuels commencent désormais à développer aussi une nostalgie pour les années 90 comme le sommet d’une certaine générosité entre gays et lesbiennes. Cette générosité est ce qui nous attache au passé, exactement comme le succès de « Milk » (le film, le livre, le documentaire) a bénéficié d’un travail sur les archives. Un autre exemple plus actuel, c’est le docu « Sex Positive » de Daryl Wein, qui raconte le début de l’épidémie du sida sur l’angle du safe sex et qui bénéficie d’une grosse campagne de pub dans les médias gays US. Comme pour « Milk », ces films sont souvent écrits ou préparés par des homosexuels trentenaires.
Ces films montrent aussi, parce qu’ils décrivent le passé, que les gays et les lesbiennes vivent mieux aujourd’hui qu’avant, c’est indéniable. C’est donc un constat qui s’oppose à la perception d’une vie gay plus excitante par le passé. Nous n’avons jamais eu autant d’outils dans les mains. Du sexe ? Il suffit de tendre la main (so to speak). Bars, sex clubs, Internet, renaissance de la drague dans les parcs, partouzes chez les jeunes, nouvelles drogues, le choix est infini. Des médias ? Ils couvrent chaque niche identitaire. De la culture ? De YouTube aux arts majeurs, les gays et les lesbiennes n’ont jamais été aussi visibles, à tel point que le marché des DVDs LGBT semble atteindre un plateau. La tolérance de la société est à son plus haut niveau. Même si certains vous disent qu’on régresse, ce n’est pas vrai. Attendez, même les parents qui vivent le coming out de leur fils ou de leur fille sont de plus en plus nombreux à répondre désormais : « À part ça, tu veux encore du pain pour ton Boursin ? ».
Dans « Culture Shock », Alvin Toffler fut le premier à prédire que les valeurs modernes seraient transformées par deux forces : l’accélération (de tout) et la prolifération (dans tous les sens) des sous-cultes. En clair : l’underground explose, tout le monde s’en revendique. Presque 40 ans après, le grand cliché de maintenant est de se demander qui nous sommes. La moindre boulangère cherche son identité, alors, pensez, les homosexuels. Cette identité n’est pas un produit à vendre, c’est un sur produit : « The intensification of the problem of overchoice presses us towards orgies of self examination, soul searching and introversion. It confronts us with that most popular of contemporary illness, the « identity crisis ».
Les gays et les lesbiennes sont plutôt bien placés dans la société moderne. Même quand ils sont précaires, ils sont souvent moins précaires que les autres. Quand ils sont stigmatisés, ils le sont souvent moins que ceux qui ont le malheur d’avoir la peau foncée. Même dans les temps les plus durs, la mobilité des gays leur permet de s’échapper du fardeau familial, et c’est ce que des milliers de personnes LGBT font chaque année. Ils quittent leur famille. Cette liberté homosexuelle, c’est un avantage qui permet de dire aux autres, quand on n’a plus d’arguments : « Vous faites chier, je pars ».
Bien sûr, de nouvelles formes d’homophobie se sont développées. L’homosexualité dans les cités devrait être au centre du combat LGBT moderne. Pour l’instant, ce combat s’est surtout limité à montrer du doigt les homophobes. Mais on sait que même dans les cités, la perception de l’homosexualité n’est pas aussi primaire qu’on le dit dans les reportages à la télé. Et quand on voit aussi les milliers de profils sur les sites de rencontres identitaires, il faut bien admettre que les gays et les lesbiennes de la génération précédente n’avaient même pas cette chance. Aujourd’hui, il y a plein de jeunes blacks gays qui veulent sortir avec leurs semblables. Chez les Beurs, c’est pareil. Et c‘est bien. C’est ce qu’on a vu depuis vingt ans dans les clubs de Londres ou de New York. Enfin, ça arrive en France.
La vie gay était-elle meilleure avant ? Peut-être pour les Blancs. Pour la nouvelle génération, beaucoup plus mixte, Now is the time. Ces jeunes n’ont jamais été aussi beaux et leur avis n’a jamais autant compté. Que leur manque-t-il pour être heureux ? Pour moi, rien. La crise actuelle, dans la communauté gay ou dans la société, rend encore plus difficile pour trouver un travail et s’affirmer. Mais rien n’empêche ces gays et les lesbiennes de se battre pour obtenir ce qu’ils veulent. Ils peuvent, eux aussi, arracher ce que leurs frères et leurs sœurs ont obtenu, en se battant, pendant la génération précédente. Le futur de la question gay n’est pas chez les Blancs. Le renouvellement, il sera forcément du côté des gays Noirs et Beurs, c’est pour ça qu’ils doivent se battre pour nous obliger à se pousser pour leur laisser la place. Et tant qu’on n’aura pas dit ça, qu’on ne l’aura pas traduit dans les programmes des associations, des Gay Pride et des festivals LGBT, on n’avancera pas sur le combat contre l’homophobie. C’est le vrai underground d’aujourd’hui. Si j’avais 30 ans aujourd’hui, c’est ce que je ferais. Un fanzine comme Butt ou Kaiserin, pour les Blancs, les Beurs, les Noirs gays. Utiliser la crise économique comme levier de pression pour alerter sur des revendications concrètes. Avancer sur les droits des minorités ethniques gays, c’est pour moi beaucoup plus urgent ET intéressant que participer à un combat pour donner son sang. Ou sa moelle osseuse.