vendredi 3 juillet 2009

Quitoxic


 

Je connais une ou deux personnes haut perchées dans la société qui se sont arrangées pour ne pas laisser de traces sur Internet. J’ai toujours trouvé ça über cool comme dirait Laurent et je me renseigne régulièrement auprès d’elles pour m’assurer que leurs efforts sont toujours auréolés de succès (comme on dit). Ce sont des personnes célèbres qui ont expressément exigé que je ferme ma gueule sur ce qu’ils font et ce qu’ils disent. Dès le début d’Internet, elles ont saisi la dimension du système et ont ainsi décidé de préserver leur réputation et de vivre à l’écart de Google.

De mon côté, je dois être un des seuls hommes à se déclarer ouvertement séropositif sur Facebook. Sur mes 2000 amis FB, on doit être juste deux ou trois à l’écrire noir sur blanc. Ce n’est pas comme si je n’y avais pas réfléchi, bien sûr. J’ai reçu pas mal de commentaires de la part d’amis qui me demandaient : « Tu es sûr de ce que tu fais ? » ou « Tu sais que tu ne pourras jamais l’effacer vraiment ? ». Et je leur répondais, à chaque fois, que je ne crois pas qu’il existe un détail de ma vie qui ne soit pas déjà publié, ou enregistré quelque part.

Je n’ai pas beaucoup de vie privée sur Internet, mais je me suis arrangé pour « endormir » ma ligne de téléphone depuis plusieurs années. Mes amis et ma famille savent que je ne réponds pas toujours. Pire, ils ont appris à vivre avec le fait que je pourrais très bien ne pas les rappeler. Certains se sont lassés. Je voulais étirer ce moment le plus longtemps possible avant de refaire surface. Peut-être ne refait-on plus surface, précisément, quand on a pris tant d’années sabbatiques au téléphone. Mais je ne regrette rien : pendant quatre ans, j’ai vécu sans portable et je trouve ça formidable. C’était pour moi une expérience à la limite de l’essai scientifique : peut-on mettre le téléphone entre parenthèses ? c’est comme cet article de l’IHT du 28 mai dernier : « Learning when to say no to text messages ».  Les teenagers américains envoient une moyenne de 2272 SMS par mois, soit 80 par jour. C’est deux fois plus que l’année précédente. Ils sont totalement obsédés à l’idée de savoir ce que font leurs amis et se sentent obligés de répondre tout de suite. Je considère que c’est prérogative de considérer que le téléphone est devenu chiant. Je ne réponds pas avant un certaine heure et je ne réponds pas non plus après une certaine heure.

Il y a bien sûr de la beauté dans les chiffres. Le mois de juin, qui vient juste de se terminer, est toujours un mois important. Tout le monde dit pareil, je suppose. C’est le sommet de l’année scolaire. Souvent, les choses importantes de ma vie, je les ai lancées en juin. En 1980, je lançais Magazine. Neuf ans plus tard, c’était Act Up. En 1995, c’était Têtu. En juin 2000, c’était K.A.B.P.. Ce mois-ci, c’est la nouvelle version de Minorités.org. C’est probablement le syndrome Gay Pride. Fascinant de voir que le temps passe et l’on persiste à lancer des projets à ce moment. Faire partie d’une dynamique ou tout simplement faire un truc, essayer quelque chose. Le mois de juin, c’est le résultat d’un travail souvent commencé en hiver. C’est un semestre de préparation, la moitié d’une année. C’est un cycle, comme certains rythmes qui jalonnent une vie et qu’on apprend à reconnaître. 1975, c’est le début du punk et de la disco. 1985, c’est le début de la house et de la techno. 1995, c’est le sommet de la house. 2005, c’est une belle année passé en solitaire à écrire mon dernier livre sur le silence et la beauté de la nature.

J’ai donc passé ces quatre dernières années sans portable, avec un rapport de plus en plus distant avec le téléphone. J’ai poussé cette idée à son maximum, ce qui a forcément contribué à une forme d’isolement. Comme toujours, je voulais travailler selon mes règles, sans avoir à tolérer une part de bullshit journalistique que d’autres s’imposent comme si c’était obligatoire. Je voulais montrer qu’une personne qui a été à la pointe de certains sujets pouvait s’en éloigner progressivement pour ne pas lasser. Dans le fait de ne pas être joignable, je voulais bien sûr m‘écarter du délire moderne sur le portable, cette obligation à répondre à des échanges qui ne signifient pas grand-chose. Cette dévaluation de la parole. Cette contraction du mot.

Mais je voulais aussi répondre à ce que me disait Sylvain Rouzières quand il reprochait à ma génération de prendre trop de place. On en avait beaucoup parlé ensemble. Et puis, il y a quelques mois, Sylvain est mort. Je m’étais mis dans une situation de repli pour lui, pour la génération des trentenaires que j’aime tellement. Et il n’est plus là.

Je suis toujours en deuil de ce suicide. Je me suis abstenu encore davantage. J’ai fermé ma gueule. Je me suis mis en retrait pour ne pas contrecarrer la carrière de mon mari. Ne pas lui faire d’ombre. J’ai suivi les conseils de Sylvain. Je m’en fous si les gens pensent que je traverse une mauvaise passe. Je dois remonter au début des années 90 pour trouver un équivalent aussi dramatique à cette mort. C’est pour dire à quel point I don’t give a fuck about MJ… Mais je sais que cette mort met un terme à un cycle pour moi aussi. Dans une semaine ou deux, j’aurai acheté le nouvel iPhone. Je serai sur Twitter, sur FB, sur ce blog, sur mon site perso d’archives. Si tout va bien, je sortirai de ce deuil progressivement, en travaillant pour moi, pour les amis avec lesquels je développerai Minorités.org. Ce sera le nouveau projet de ma vie, peut-être le dernier.

Dans la sobriété même de son design, Minorités répond au cadre de cette crise que nous vivons tous. Dès le début, Laurent Chambon a insisté sur notre différence : pas de Flash, peu de vidéo, pas de distraction débile (il y a assez de sites qui creusent ce filon). La priorité du design de Pierre Marly, c’est encore le texte, sa mise en valeur inconsciente, sa typo, sa facilité de lecture. Dans un monde d’image, nous sommes toujours un média de mots.

Regardez comment on parle d’Internet à la télé, même sur les chaînes câblées. 50% de ce qu’on nous montre comme étant représentatif de l’activité du web, c’est du trivial. Un chat joue du piano. Une blague attire des millions de clicks. Des mecs et des nanas se mettent à poil dans les rues de Paris – mais ils ne sont pas à poil. Daniel J.Solove, dans son livre « The Future of Reputation », nous dit que les deux tiers des échanges sur Internet sont, à la base, du gossip. On est en droit de se demander, quand les temps deviennent plus durs, quand les médias titrent sur le fait que « 2009 sera l’année noire du chômage », si nous avons encore plus besoin de gossip. Il y a le concept, la série TV, le groupe, le gossip est passé, lui aussi, de phénomène underground (« New York Telephone Conversation » de Lou Reed) à une industrie dominante. Ce qui nourrit cette commercialisation du buzz, on le sait, n’est rien d’autre que du voyeurisme.

Le 10 juin dernier, une autre tribune intéressante dans l’IHT : « The joy of less ». Pico Iyer parle du fait de travailler et vivre et être heureux et atteindre ses objectifs quand « on préfère la liberté à la sécurité, quand on est plus confortable dans une petite pièce que dans une grande, quand on trouve le bonheur en accordant ses envies à ses besoins ». C’est peut-être cet équilibre qu’il faut trouver, entre le besoin impératif de s’exprimer via Internet et l’objectif de ne pas se laisser avaler par son immense distraction. Presque un sujet de livre.

1 commentaire:

fille de Pau a dit…

Générosité, dans votre manière de partager avec vos lecteurs l'évolution de votre cheminement.
Amour, dans l'évocation de Sylvain Rouzières et de votre jeune mari.
Sagesse, dans le choix de la sobriété.
Qualités essentielles pour un "cheikh" en devenir...

Solange