En France, on connaît assez peu Malcolm Gladwell. C’est normal : ses trois livres ont tous été des best-sellers aux USA et le dernier, « Outliers » est depuis 35 semaines dans la liste du New York Times. Non seulement c’est le seul bouquin qui ne décroche pas de cette liste, mais il se paye en ce moment le luxe de remonter vers la deuxième place, après avoir été N°1, N°5, N°4. C’est un livre qui s’amuse tout seul quoi. En France, on a Michel Onfray donc il ne reste plus beaucoup de place dans le cortex préfrontal des lecteurs – leur centre de décision ne peut plus les aider pour prendre de nouvelles décisions. Dans son premier livre, « The Tipping Point », Gladwell décrit comment les concepts et les mouvements grandissent jusqu’à un mouvement de bascule qui rend ces idées, ou ces mouvements, compris par un très grand nombre. Par exemple, pour décrire quelque chose que tout le monde comprendra, Act Up a grandi jusqu’au moment de la capote sur l’Obélisque de la Place de la Concorde, qui a imposé l’idée à travers le monde.
La caractéristique de Gladwell, que je soupçonne être une folle hétéro, ou une folle tout court, c’est d’être un écrivain obsédé par les données scientifiques pour appuyer ses idées. Il adore les essais thérapeutiques et plus c’est obscur, plus il frétille. Dans « The Tipping Point », il explique que « dans les épidémies, un tout petit nombre de personnes fait tout le travail ». Ah, voilà une idée pas politiquement correcte du tout. Dans le sida, on peut même dire que c’est la pire idée qui soit. Imaginez, si une épidémie mondiale est nourrie par un core group qui n’en fait qu’à sa tête, on n’est pas loin de, gasp, la discrimination.
Dix ans après le début du grand débat sur le relapse et le bareback et de la remontée de l’épidémie du sida chez les gays, nous sommes désormais dans l’ennui d’une contamination entre homosexuels qui ne choque presque plus personne. Les gays ont été les premiers à imposer la capote à travers le monde, ils sont aujourd’hui les premiers à l’oublier puisque de nombreuses associations de lutte contre le sida pensent que le risque infectieux est désormais moindre. Les personnes séropositives sous traitement continu vivent plus longtemps et leur sperme est moins contaminant (uniquement pour le VIH, of course; le reste...). Depuis dix ans, l’arrivée de nouvelles combinaisons d’ARV, toujours plus efficaces, toujours mieux tolérées, aura eu cet effet paradoxal. Le sida est devenu une maladie chronique qui fait moins peur, mais qui coûte toujours aussi cher, et qui « dégoûte » toujours autant. On ne l’associe plus vraiment à la douleur d’une maladie, c’est l’appartenance sociale, médicale à un groupe qui dégoûte. C’est bien simple : plus personne en parle. Ce n’est plus un sujet. Qu’importe si quelques dizaines de personnes s’insultent à travers le monde pour savoir si on a le droit de baiser sans capote, plus personne n’écoute. C’est la grande victoire de ceux qui minimisent la responsabilité de la transmission. Comme m’a dit un vieux connard l'année dernière : « On ne peut pas mettre un flic derrière chaque pédé ». Comme si on avait, un jour, envisagé un tel scénario tragicomique. C’est la limite du tipping point de la prévention : à force de ne plus voir de coupables, il n’y a plus de responsables non plus. C’est chacun pour soi. Shit happens.
En ce moment, cette idée provient de tous les côtés. Il suffit d’ouvrir son ordinateur et attendre, peinard, que ça arrive. Un jour, vous lisez que la moitié des personnes qui ont des maladies chroniques ne prend pas bien leurs médicaments. Le lendemain, un mail associatif tente de nous convaincre qu’il ne faut pas juger ceux qui ne parviennent pas à prendre leurs médicaments. Le même jour, un ami qui est séropo depuis vingt ans vous appelle et il n’est pas capable de se rappeler le nom d’un seul de ses ARV. Il ne sait pas ce qu’il prend, même s’il le prend tous les jours… D’abord, on leur a dit : c’est normal si vous prenez des risques. Après : c’est normal si vous ne mettez pas la capote. Après : c’est normal si vous êtes devenu séropo. Après : c’est normal si vous ne vous rappelez pas de vos médocs – et des mecs avec qui vous avez baisé sans capote. Après : c’est normal si vous ne prenez pas vos médocs, donc vous avez une charge virale élevée, vous êtes plus contagieux, vous baisez avec des séronégas et on vous rassure : surtout pas de jugement. Il faut défendre les droits des séropositifs et on ne peut pas mettre une équipe de SWAT derrière chaque pilulier.
Attendez. Vous vous demandez un peu ce qu’ils pensent, les séronégas ? De la peur qui est la leur quand tous les principes de prévention se trouvent grignotés peu à peu sans qu’on sache vraiment quels sont les messages clairs et ceux qui sont plus du tout clairs ? Vous leur posez des questions sur le fait de vivre dans une communauté dans laquelle cette peur n’est jamais prise en compte, jamais discutée, jamais mise en relief pour en faire une pression associative ou médiatique ? Où avez-vous vu des articles qui reflètent cette méfiance de l’homosexuel d’à côté, parce qu’il n’a pas fait le test, ou parce qu’il vient de choper une hépatite C fulminante que vous ne voulez pas choper ? Vous croyez que je m’amuse à écrire ça pour stigmatiser les séropos ? Que ça m’amuse de voir que la grande majorité des séronégas sont stigmatisés et qu’on ne leur adresse pas la parole parce que leur peur, à eux, est moins intéressante que celle des 6000 nouvelles personnes contaminées par an, qui s’ajoutent aux 120.000 personnes déjà contaminées ? Depuis qu’on a commencé à s’écharper sur la prévention, sur le bareback, ces 9 années du XXIe siècle ont déjà produit (9 X 6 = 54.000), oui autour de 50.000 personnes nouvellement contaminées, dont presque la moitié de gays ?
Mon point – car j’en ai un, vous savez. Le sida fait moins peur, on l’a vu. La perception de la maladie a évolué, ce qui est tout à fait logique lorsqu’on admet l’efficacité des traitements. Mais le concept d’épidémie, lui, capture toujours autant l’imaginaire. La couverture médiatique du virus de la grippe H1N1 en est la preuve. L’association entre virus et catastrophe est toujours aussi puissante. Dans un article de l’International Herald Tribune du 21 avril dernier sur les risques de déflation en Europe, le titre de couverture du quotidien était : « As deflation grisps Spain, fear it will spread ». La phrase d’un expert est révélatrice : « It’s like the front line of a virus outbreak ». De même, le livre récent de Philip Alcabes "Dread - How Fear and Fantasy Have Fueled Epidemics from The Black Death to Avian Flu » (Public Affairs) explique pourquoi l’épidémie est un concept qui accroche toujours les gens, surtout en ces moments de crise. Des témoins qui se trouvaient à Mexico pendant les premières semaines de l’épidémie parlaient d’une conjonction irréelle de catastrophes : d’abord la crise économique, puis l’apparition du virus, puis le pays qui s’arrête, et un tremblement de terre par-dessus le marché.
Dans le sida, on a perdu ce sens de l’alerte car une grande partie des militants ont distillé depuis des années un message qui, grosso modo, dit que les nouvelles contaminations ne sont pas aussi graves que les inquiétudes exprimées par les séropositifs pas safe. Quoi, engueuler un séropo sans traitement qui sait qu’il a une charge virale d’un million de copies et qui baise sans capote avec des séronégas ? Mais c’est de la stigmatisation ! Le médecin n’a pas à interférer avec des décisions thérapeutiques qui ne concernent que la personne séropositive ! Quoi, un groupe de soutien pour 4 malheureux barebackers, et pas de groupe de soutien pour des milliers de séronégas? Eh bien voilà : à force de minimiser ce risque de contamination à partir de la source, surtout chez les gays, on a amoindri l’alerte sur le sida. On a fait en sorte que le sida soit un virus BEAUCOUP moins redouté que celui de la grippe, qui est pourtant beaucoup moins létal. Et que disent les associations là-dessus ? Rien. Les laboratoires pharmaceutiques sont en train d’empocher des milliards grâce à la grippe et le sida ne dit rien, ne fait pas de lien, ne met pas les choses en perspective. Il y a encore 10 ans, le sida était le rôle modèle de la pandémie moderne. C'était l'exemple qui était toujours cité lorsqu'on voulait mettre en parallèle la proximité sexuelle, la précarité, la prévention et les mouvements migratoires.
Aujourd'hui, c'est la grippe. Cela veut dire aussi que le grand public a compris que le sida ne les concernait pas comme la grippe. Le sida est un concept qui se dévalue tout seul, grâce à ces militants sida qui banalisent la prise de risque et qui acceptent, en silence, par usure, ce prix à payer, dans le formidable espoir de trouver un ton « serein » à cet énorme échec.