Ça doit être l'âge
qui avance mais depuis un an ou deux, des visions de mon enfance réapparaissent
sans vraie raison. Je ne suis pas nostalgique de nature, quand je me rappelle
mon enfance et mon adolescence, je vois surtout de la tristesse et de la
frustration, pas de quoi traumatiser un enfant mais assez pour savoir que ces
années ne furent pas agréables. L'école et le collège ont été difficiles, j'ai
découvert une discipline que je trouvais incohérente, la vie en pension était
proche de la prison. Avec le divorce de mes parents à 4 ans, au moment de
l'indépendance de l'Algérie, le concept de famille est vite devenu quelque
chose de menaçant. Si c'était ça le mariage, autant ne jamais le vivre.
Mes vrais
souvenirs datent de l'été 1963, le premier jour de mon arrivée dans la vallée
du Lot, à Saint Etienne de Fougères, à 3 kilomètres de Sainte Livrade-sur-Lot.
Je découvrais le Sud Ouest et, comme je l'ai raconté dans la préface de "Kinsey
6", ma première surprise a été de remarquer que sur les routes il y
avait encore des charrettes de foin tirées par des bœufs. Tout était très
agricole, très années 50. La ferme de mon père était comme les autres fermes du
coin, juste un peu plus moderne peut-être. Il y a eu des vaches (une douzaine),
une porcherie, un poulailler, des canards à la mare, 3 chiens qu'on adorait,
des chats, des souris sous le lit et parfois même dedans, des fouines dans le
grenier qui faisaient beaucoup de bruit jusqu'à que l'on supplie mon père de
les faire partir, et plus tard une volière avec des canaris et des sereins. On
a grandi dans le froid, parfois le matin mon père mettait de l'alcool dans une
soucoupe pour chauffer l'air de la chambre. La grange était le centre de la
ferme, grande, beaucoup de foin au premier étage, l'odeur un peu dégoûtante du
lait chaud, il y avait des pièces sombres qui donnaient l'impression de trésors
cachés.
J'aimais beaucoup
ma grand-mère, elle s'est assurée que nous devions savoir tuer une poule,
l'ébouillanter et la plumer et la passer sur le réchaud pour brûler les
derniers duvets. En tant que fils d'agriculteurs, nous devions savoir un peu
tout faire. Ramasser les haricots dans les champs (épuisant), remplir les
bocaux de ces haricots en les serrant (incroyablement boring), surveiller la
cuisson des confitures, ramasser les prunes, rentrer du bois pour la cheminée,
mettre du fuel dans le poêle à mazout, arroser le jardin, balayer la terrasse,
plus tard tondre la pelouse, aller chercher des choses à l'épicerie du village,
aller à l'école en vélo, accompagner mon père les soirs d'été à la coopérative
de Monclar d'Agenais pour y livrer les sacs de haricots verts, travailler dans
les fours à pruneaux. Je suis content d'avoir eu une éducation de manuel. On
côtoyait constamment les marocains qui vivaient dans la maison d'à coté.
Je n'aimais pas
particulièrement travailler à la ferme, il fut vite évident que je ne serais
pas agriculteur même si j'appréciais cette vie indépendante. La vallée du Lot
était alors très belle, Sainte Livrade était une ville débordante de commerces,
de marchés avec plein de bêtes et de volailles, je trouvais les maisons jolies,
il y avait deux jolis petits cinémas avec des noms fleuris comme
"Florida" et malgré la très grosse chaleur de l'été, j'aimais le
climat, en tout cas davantage que celui de l'Algérie et de l'Alsace où nous
avons passé quelque temps après l'indépendance. Le Sud Ouest était encore
jalonné de ces grands bâtiments noirs rectangulaires qui servaient de séchoirs
à tabac, il y en avait deux dans la ferme et le parfum des feuilles qui
pendaient du plafond, sous la chaleur, était enivrant. Dès qu'il y avait un
fleuve, une rivière, un étang, les gens pêchaient partout. C'était un
département qui respirait l'abondance, ma grand-mère disait toujours que les
fruits et les légumes étaient plus beaux que partout ailleurs. On entendait les
coqs chanter partout et constamment, quelque chose qui n'existe plus
aujourd'hui. Le plastique n'avait pas encore envahi notre monde. On vivait
encore dans une civilisation de bois et de métal.
Je ne suis pas
nostalgique, je le répète. La seule période de la vie que je regrette un peu,
c'est la musique produite entre 1980 et 1985, grosso modo de Prelude à Flyte
Tyme en passant par Bronski, l'époque de Cherelle et du Love Come Down
d'Evelyn "Champagne" King quand les chanteuses avaient une diction
parfaite, tout ça. Je n'étais pas encore séropo. Mais je suis triste quand je
pense aux papillons de mon enfance et de la multitude d'insectes qui ont
aujourd'hui disparu. You see, j'avais 5 ans et il y avait encore beaucoup de machaons. Dès qu'un
pied de fenouil sauvage poussait sur le bord d'un chemin, il y avait souvent
une chenille dans les feuilles. On voyait souvent des chrysalides de papillons,
partout. L'insecte que je regrette le plus, ce sont les vers luisants. Les soirs
d'été, mes frères et moi allions nous promener sur le bord de la route et il y
en avait toujours dans les fossés. Je trouvais ça magique, on en ramassait un
ou deux dans un verre que l'on mettait à côté du lit avant de s'endormir.
Chaque ferme attirait une foule d'oiseaux, divers et jolis. Les chardonnerets
étaient nombreux, les hirondelles revenaient chaque année, il y avait encore
des moineaux. J'avais un nid de chouette de Minerve juste au coin de la fenêtre
de ma chambre, sous le toit et j'ai grandi en entendant chaque année les bébés
crier et plus tard s'envoler dans les branches des Acacias qui étaient tout
près. Parfois, en voiture, on passait devant des granges où des rapaces avaient
été cloués pour conjurer le sort. Les gens parlaient encore le patois, il y
avait des rebouteux, la France des années 60 était encore très marquée par les
croyances, les tabous, les fictions, les mystères, ce qui devrait nous rappeler
que nous étions pas si longtemps comme les migrants qui arrivent (ou pas) chez
nous.
Dans chaque village, il y avait une clique qui traversait les rues
pendant les grandes fêtes, parfois avec des majorettes. Chaque semaine de mai
ou juin était remplie de processions de communions solennelles. Les gens
portaient encore des habits du dimanche pour aller à la messe. Dans les champs,
il y avait des coquelicots et des bleuets. Partout. Les près étaient encore
envahis de jonquilles et les vignes de muscaris. Avec mes frères, on jouait
dans les champs de maïs. Les derniers ormes immenses, que l'on voyait alors
partout dans le paysage français, étaient en train de mourir mais leurs
silhouettes marquaient l'horizon. Il y en avait deux dans le petit bois, ça
nous a crevé le cœur quand il a fallu les abattre. On voyait beaucoup de pies,
de huppes dont
les nids sentaient mauvais, des bouvreuils, des Martin-pêcheurs,
des têtards dans chaque flaque d'eau des champs. Souvent dans les fermes il y
avait un arbre à kakis dont les fruits orange étaient toujours une surprise en
hiver. Mon frère Thierry dit qu'il regrette certains oiseaux qui ont disparu
comme les roitelets,
il y avait toujours un nid caché sous l'arche du petit pont à l'entrée de notre
ferme, dans le bosquet. L'hiver, des bandes de grives s'approchaient de la
maison, mon père qui n'était pas un vrai chasseur prenait alors le fusil qui
traînait près de la porte de l'entrée pour en tirer quelques-unes mais nous
nous mettions souvent à crier pour les effrayer avant qu'il ait le temps de
tirer.
Mon plus grand
regret était l'abondance des chicorées
sauvages que j'ai vite mis dans le Top 5 des plus belles fleurs sauvages
avec les primevères
veris et les jacinthes des bois. Un de mes arbres préférés était le peuplier
tremble, ces grands monuments argentés dont les feuillent faisaient tant de
bruit pendant les coups de vent. Ma vie était essentiellement tournée vers le
rock et la nature et les champs étaient l'extension de la maison. Les chiens
affectueux étaient toujours allongés dehors, attendant de suivre le tracteur
dans les vergers. J'étais rassuré dans les champs parce que je n'aimais pas
l'école et le catéchisme (oui, ça existait encore), je n'aimais pas les intrus
non plus. Dès que quelqu'un arrivait à la ferme ou frappait à la porte (et
c'était souvent), je préférais disparaître, ce qui énervait mon père d'ailleurs
qui disait, avec raison, que c'était notre travail d'accueillir les voisins
quand il labourait. D'une manière générale, je trouvais les fermiers idiots,
incultes et méchants. Je voyais déjà qu'ils maltraitaient de plus en plus la
terre et les arbres. Très vite, les saules taillés en têtard que l'on voyait
partout au bord des ruisseaux ont disparu, comme les haies, les pigeonniers.
Les gens ont arrêté de faire leurs paniers en jonc.
Je n'ai aucune
idée du pourquoi de ces souvenirs maintenant. Cette année j'aurai 60 ans, c'est
sûrement la raison, ce chiffre est tellement ahurissant que je n'arrive
toujours pas à le réaliser. Je fais partie de vos aînés, comme Patrick Vidal et
notre XXème siècle est rempli de mélodies et du blues. Oh, avoir 10 ans et être
déjà marqué par les Beatles, Janis Joplin, Aretha Franklin et Jimi
Hendrix!