mardi 29 janvier 2013

All the young dudes


Dans Vacances à Venise, Katharine Hepburn admet en souriant qu'elle considère que toute femme qui a moins de 50 ans est une "girl". Il y a dans ce mot un peu de jalousie de sa part (car Hepburn est clairement au-delà de 50 ans dans ce classique de David Lean) mais c'est aussi une marque d'affection car son "girl" n'est pas condescendant. C'est pour elle une manière automatique de marquer la différence d'âge tout en reconnaissant à la femme plus jeune la primauté du rang, de la beauté et toutes ces choses, bonnes ou mauvaises, à venir. "Girl" revient à aller droit au but, sans utiliser le prénom, en établissant un lien de sororité même si c'est pour donner un conseil parfois acerbe "Girl, you need to go home and rething your life" (Star Wars).

Pour moi, chaque gay est désormais une "girl" ou "honey" ou "baby" ou "little stud". Je suis le plus vieux du block, celui qui n'a pas fermé sa gueule alors que tous les autres sont cramés par la déception de la vie, de la politique, de la solitude, de la crise économique, du Mali et de la grisaille du temps. Quand j'étais jeune, je regardais les vieilles folles qui disaient 'Honey" et je savais qu'il fallait avoir traîné pour utiliser ce mot, on n'est pas Madame Madrigal ou Jenny Bel'Air comme ça. C'est comme quand on dit "mon chou" à un homme plus jeune, certains n'aiment pas ça et il faut arrêter tout de suite mais d'autres savent qu'il n'y a rien de plus beau qu'entendre un homme vous appeler "lapin". Et quand ça s'arrête, c'est comme si le cœur s'affaissait, il y a un gros vide et plus rien pour remplacer ce mot. Nous vivons dans un environnement doublement toxique et nous utilisons ces petits mots pour survivre, des mots qui nous relient aux jeunes générations parce qu'on espère qu'elles ne sont pas complètement perdues dans les réseaux sociaux, les coups bas, les coucheries contre-nature qui trahissent les amitiés.

Chaque histoire d'amour a son nom de code, comme chaque histoire d'amour a sa chanson thème. "Vous ne le savez pas? C'est mon village" dit la vieille dans La fleur de monsecret. Mais plus personne ne vit dans un village désormais à part les vieilles qui font de la dentelle et chez les gays, le village c'est le site de drague et si on refuse (comme moi) d'aller dans ce coin, eh bien le village est encore plus vide. Et pour vivre, on en vient à vendre ses disques, ce qui était prévu de longue date, et on voit ces maxis aux belles pochettes partir de chez soi, sachant que cela va rendre quelqu'un heureux. Mais pour le reste de ce qu'on a collectionné, ces archives, je ne sais pas encore quoi en faire. Quand je parle de "girl", c'est ça aussi, tous ces comptes-rendus d'Act Up parfaitement rangés, ces t-shirts d'Act Up toujours en parfait état d'exposition, ces vieux livres politiques, etc. Tout ça est caché derrière le mot "girl".

À l'étranger, il y a des institutions qui rassemblent les archives LGBT dans chaque capitale. Quand quelqu'un meurt et qu'il veut offrir ses archives, il sait où s'adresser. Il y a une protection communautaire qui établit une confiance : au moins, si ce centre d'archives ne fait rien de ce que je donne, au moins ce sera protégé et archivé pour les temps futurs. En France, il n'y a rien de tout cela et il est impossible de faire un testament correct. On me conseille les Archives Nationales. Mais mon espoir était se passer par un centre LGBT digne de ce nom.

"Girl" n'est pas forcément glitter joyeux, ce n'est pas forcément un mot camp à la Torch SongTrilogy, c'est aussi le "Girl" tristounet d'Everything But The Girl. C'est le moment de 2013, une année que tous annoncent comme la plus dure de toutes et le pays est rempli de ces plantes non gratae qui n'ont plus de travail qui ne savent pas si elles auront le courage de traverser ce long tunnel de dépression qui se présente à nous. Après le fiscal cliff et la falaise, voici le tunnel du désespoir. Tout le monde se sent trompé par ce gouvernement (colère, auto-accusation, amertume) et tous les jours les news nous écœurent un peu plus : la propagande de guerre, tout est dégoûtant. C'est comme Thomas L.Friedman, en novembre 2008, au début de la crise, qui commence sa chronique du New York Times en disant qu'il a une confession à faire. Il va dans des restaurants et il regarde les gens autour de lui, des tables avec des jeunes aussi et il ressent le besoin de leur tenir à peu près ce langage : "Vous ne savez pas qui je suis mais je dois vous dire que vous ne devriez pas être là. Vous devriez économiser votre argent. Vous devriez être chez vous à manger du thon en boite. Cette crise économique est loin d'être finie. Nous en sommes juste au début. S'il vous plait, ramenez ce steak dans un doggy bag chez vous et rentrez à la maison".

Girl, you need to be a frugalista. Moi je n'ai pas envie de vivre une décennie perdue mais toi, tu es encore jeune et tu dois traverser ça, sans te cramer complètement, comme nous le sommes, nous tes aînés. Et j'espère que tu t'en sortiras, parce qu'il y a plein de choses à faire et je te souhaite d'être amoureuse et d'avoir quelqu'un auprès de toi pour ces années qui viennent.

vendredi 18 janvier 2013

Mon père


Dans ma famille, mon père était celui qui savait raconter les histoires. Et lui-même disait qu'il n'était rien à côté son oncle qui savait captiver un dîner de vingt personnes avec ses souvenirs de chasse à la perdrix sur les plateaux du Sersou. Il paraît qu'il faisait rire car ses histoires étaient si décousues et pleines de détours que tout le monde le suppliait d'arriver à la chute mais en fait, il savait exactement où il allait, c'était juste pour s'amuser et s'assurer que chaque membre de la famille le suivait, même celui ou celle qui se trouvait en bout de table. Ou alors il achevait l'histoire d'un trait, surprenant l'assemblée, comme s'il avait envie de revenir au contenu de son assiette.

Désormais mon père est mort et il ne reste plus personne dans la famille qui raconte les histoires comme lui, bien qu'un mes frères se soit récemment révélé mais je ne peux pas en parler ici car on me demande de la discrétion. J'ai réalisé très tard que mon père était un bon conteur car, quand j'étais enfant ou ado, tout ce qui sortait de sa bouche était déjà si rabâché que je ne voyais souvent pas la différence quand il s'aventurait vers un vrai souvenir. Dans ma famille, on parle beaucoup. Il a fallu que je quitte la maison, à 19 ans, pour réaliser quelques années plus tard, lors d'un méchoui en l'honneur du mariage de mon frère Philippe, que Papa était vraiment bon dans l'art de parler.

Il a donc suffi que je m'enfuie de la ferme familiale pour comprendre ce qui avait été toujours là : un homme dézingué par la vie et l'amour, avec des histoires innombrables sur l'Algérie, que personne n'écoutait parce que c'était comme ça dans les années 70 : le fight, sans arrêt.
Mon père n'était assurément pas un homme parfait, c'est d'ailleurs pourquoi les femmes et ses enfants n'ont cessé de le fuir. Il était coléreux, violent, emmerdeur, souvent radin et comme beaucoup de pied-noirs, il était simplement con dans les années 60. Après, à 70 ans, c'est devenu un homme enfin apaisé, quand il a rencontré son dernier amour, Jacqueline. J'ai passé la moitié de ma vie à ne pas l'aimer, on s'engueulait pour rien tout le temps mais il ne m'a pas traumatisé non plus même quand j'avais 7 ans et qu'il a sorti la ceinture dans son bureau parce que mes notes de classe étaient mauvaises. C'était l'époque, on savait, même à cet âge, que ces coups de ceinture allaient devenir une chose du passé. C'est juste qu'on aurait voulu que ça soit oublié plus vite. Et puis, il ne l'a fait que 5 ou 6 fois maxi. En revanche, pour défoncer une porte quand on avait le malheur de s'enfermer dans sa chambre pour avoir la paix, il savait faire.

J'ai déjà raconté quelque part qu'un jour il m'avait téléphoné après avoir signé un Pacs avec Jacqueline et il était si content qu'il m'avait remercié. Je lui avais répondu que je n'y étais vraiment pour rien car je n'ai rien accompli de vraiment notable sur ce sujet (bon un peu, à travers le sida), mais il m'avait épaté en me répondant du tac au tac "Oui mais tu comprends, c'est grâce à vous les homosexuels". C'est là où j'avais fait un "Yessssss!" mental en me disant que ça paye de faire son coming-out à 15 ans et que forcément, 40 ans plus tard, un père qui a trois fils gays sur quatre, après toutes ces engueulades, en venait à remercier la communauté at large pour une avancée dont il pouvait bénéficier, lui aussi.

Il y a quelques mois, quand je me suis cassé la jambe, mon père a été de ceux qui ont le mieux compris ce qui m'arrivait. En 1995, quand j'ai eu ma grande déprime amoureuse, il a été aussi, avec Bruno Bayon de Libé, celui qui m'a le plus aidé. Des fois, il suffit d'une seule phrase qui a plus d'effet que les autres. Et cela fait plus de quinze ans que je suis en paix avec mon père et chaque fois que l'on se téléphonait, tous les 4 mois à peu près, je tenais à lui répéter que je l'avais pardonné depuis longtemps pour nos engueulades, pour son égoïsme, pour tout en fait. Et lui s'excusait toujours de ne pas lire mes livres, que je lui envoyais, car il avait peur d'y trouver des mauvais souvenirs. Et je le rassurais, je lui disais qu'il n'y avait plus de problème entre nous.

Quand je me suis cassé la jambe, immobile dans mon lit, incapable de m'occuper du jardin, j'ai commencé à développer un désir étrange, qui ne m'avait jamais effleuré auparavant. Je le savais en bonne santé à 83 ans, mais j'avais besoin de lui demander sa bénédiction. Je ne suis pas croyant. Mais je voulais qu'il me dise que c'était OK parce qu'il aurait été touché par cette demande, d'ailleurs je ne sais pas s'il l'aurait fait, ce n’est vraiment pas quelque chose qu'on fait dans notre famille. Il y a un an, lors de nos discussions au téléphone sur l'Algérie et les arabes en général, je lui avais posé la question de la mort : "Papa, tu as tué quelqu’un pendant la guerre d'Algérie?". Et il m'avait répondu non, même si à Blida et Médéa, on était dans un des centres des actions les plus dures de part et d'autre. Mon idée de bénédiction, c'était surtout pour moi une occasion de passer une après-midi à lui poser les questions que je voulais lui poser sur la guerre d'indépendance. En 40 ans, mon père était passé d'un homme 100% pied-noir réac à un homme qui admettait que les siens s'étaient gourés sur tout, depuis 1830. L'erreur originale remontait à longtemps.

Donc, mon père, c'était le seul dans la famille avec qui on pouvait parler librement des erreurs de l'Algérie, d'avant et d'aujourd'hui. Avant, il y avait eu ma grand-mère, qui nous a élevés après le divorce de mes parents en 1962 mais Papa pouvait parler des arabes sans cesse. Quand j'étais enfant et ado, ça m'énervait. En vieillissant, c'est devenu une curiosité. Le 11 septembre 2001, la première personne que j'ai appelée, avant même que la deuxième tour ne tombe, ce fut mon père. Lui aussi regardait la télé.

Je ne cherche pas ici à recadrer la responsabilité des pieds-noirs dans la guerre d'Algérie. Tout le monde sait que je pense que la France aurait du s'excuser, selon moi, depuis Mitterrand. Pour moi, c'est le strict minimum. Et je mourrai sûrement avant que ce soit fait. Tous les autres pays colonisateurs se sont excusés et la France ne l'a toujours pas fait alors que la guerre d'Algérie a servi de modèle, pour le meilleur et le pire, à toutes les guerres d'indépendance, de l'Irlande à l'Afghanistan et aujourd'hui, la Syrie.

Mais on est nés en Algérie et ensuite on a grandi entourés de Marocains. À la ferme, l'instrument le plus utilisé, c'était la houe. Il y en avait partout. Les marocains l'utilisaient dans la terre limoneuse de la vallée du Lot, où nous avions grandi et ils faisaient des trous de plantation en ramenant la terre à eux, comme pour faire un puits. Moi j'ai toujours utilisé une bèche parce que c'est plus propre, on n’en met pas partout. Mais ma jeunesse a été marquée par ça, comme le dictionnaire français - arabe qui se promenait partout dans la maison car, à un moment, mon père a décidé de perfectionner son vocabulaire arabe.

Je ne suis pas allé voir mon père pour lui poser ces questions sur l'Algérie à cause de la jambe cassée. D'un côté, j'avais peur de lui faire sortir des souvenirs qu'il avait tenté d'ensevelir avec une telle énergie. Et de l'autre, je savais qu'il vieillissait et j'en ai marre de voir que ma génération de pieds-noirs a été complètement écrasée par le respect du à nos parents et nos oncles et nos tantes sur cette affaire. Je suis né dans le Sersou, le sujet de l'Algérie m'appartient tout autant que ceux qui y ont vécu et qui ont enfermé la France dans un non-dit qui fait qu'en 2013 Hollande est, sur le sujet, aussi lâche que ses prédécesseurs - et on voit bien ce que ça donne aujourd'hui au Mali. Ma génération n'est pas intervenue sur cette guerre, par respect pour la souffrance des deux côtés, mais surtout parce qu'on nous a demandé de nous taire. Forcément, on ne pouvait pas savoir car j'étais né en 1958. L'Algérie, nous l'avions connue en tant qu'enfants. On ne pouvait pas "comprendre".

La tristesse de ma génération, c'est d'avoir été des baby boomers nés pendant la guerre. Et une des pires guerres qui fut. Notre génération a forcément été celle du renouvellement, du refus du passé, mais nous étions enfermés dans un passé de morts, d'atrocités et de torture, d'apartheid. Je suis né dans un pays colonisé qui, à l'époque, servait d'exemple à la Rhodésie, c'est aussi simple que cela. Et même si ma famille ne fut pas la pire, notamment grâce à ma grand mère, rien n'excuse ce qui a été fait en notre nom pour maintenir un pouvoir colonial. Nous étions des agriculteurs. Les agriculteurs sont toujours à l'avant poste de la colonie. C'est dans notre histoire familiale depuis la fin du XIXème siècle. Tous ces crimes commis au nom de la terre, des champs, de la vigne, de l'avoine, du seigle, des fèves, des routes, des écoles, des hôpitaux. Tout cela était accompli d'abord et surtout pour les pieds-noirs.

La mort de mon père ne m'apportera donc pas les réponses à mes questions, si la discussion correspondait aux chiffres et aux dates, sur ce que j'ai lu dans A SavageWar of Peace d'Alistair Horne, ce que j'ai vu dans La Bataille d'Alger ou ce que je lis régulièrement sur Twitter. J'ai été un bon militant gay, un bon militant sida, j'aurais pu être un bon militant pied-noir pour m'affronter à ceux qui nous ont empêché, pendant 50 ans, de demander la vérité et les excuses sur les actions de la France. Les pieds-noirs, c'est quoi aujourd'hui? Quelques milliers de vieilles personnes, avec des enfants souvent plus réacs que leurs propres parents, défendant avec violence (les seuls mails de menace de mort reçues depuis des années, ce sont les enfants de pieds-noirs qui me les ont envoyés, c'est très symbolique) la préservation d'un mythe colonial "bienfaiteur" comme si on pouvait encore assurer, en 2013, qu'on a le droit de s'arroger les richesses d'un pays uniquement parce que l'on a construit des routes et des ports.

Après tout, l'Algérie de l'époque, c'était sans les Algériens. Comme l'Irlande sans les catholiques. L'Afrique du Sud sans les noirs. L'Afghanistan sans les jolis barbus. Israël sans la Palestine.
Voilà où je suis né.

mercredi 16 janvier 2013

STFU



C'est tellement triste d'en arriver à aimer moins la vie quand on atteint le chiffre canonique de 1000 CD4. Vingt ans à prendre des antirétroviraux, à faire attention à son système immunitaire, en étant toujours safe et tout ça pour être seul. Talk about ironie.  Pour la première fois depuis 17 ans, je rêve de la mort. Ça me donne envie. Je me lève et je me couche en pensant à ça. Surtout pas une mort romantique et fantasmée comme au début des années 90, quand je pensais à la bande son mortuaire la plus géniale de l'histoire de la house, avec les dubs et les mixes ambiant les plus pointus de l'époque. Une sorte de prestige musical de funérarium glamour. Non, une mort sans musique, sans rien, juste une manière de m'adresser au monde pour dire Shut The Fuck Up.

STFU. C'est le sigle que l'on voit à l'extérieur des bars parisiens pour que les mecs bourrés ne fassent pas trop de bruit dehors quand ils fument une cigarette. C'est le message aux 1000 CD4 quand mon médecin me donne mes derniers résultats de bilans trimestriels. À quoi me servent ces 1000 CD4 et cette charge virale indétectable depuis des années si je ne peux les offrir à un homme qui m'aime...  What's the fucking use? Aujourd'hui j'ai regardé les rushes d'une vidéo où on voit David Wojnarowicz embrasser le corps d'un homme avec un texte en voice over qui explique la beauté que l'on peut offrir à un homme en bonne santé quand on est soi-même atteint. En face de lui, un corps allongé, patient, content, qui se laisse caresser et embrasser avec l'assurance confortable de savoir que cela ne va pas aller plus loin. Un charity fuck, mais dans l'idée que c'est la moindre des choses que peuvent s'offrir deux hommes.

Mes disques, les rares choses qui ont de la valeur chez moi,  je les aurais offerts à un homme qui me les aurait demandés. Mes fleurs, mes souvenirs, je les aurais offerts à un homme qui me les aurait demandés. Mais personne ne m'a demandé tout ça quand j'étais amoureux et maintenant je pourrais donner ces 1000 CD4 chèrement gagnés quand les autres les perdaient à force de baiser et de se droguer pour se foutre en l'air. Car ces 1000 CD4, ce n'est pas seulement du système immunitaire, c'est de la clarté d'esprit. C'est s'occuper de son corps pour que le mental ne souffre pas trop de la déchéance physique et du temps qui passe. C'est partager avec l'homme que j'aime ma stabilité, mes années sans psy, une forme de survie plus légère pour ne pas alourdir les autres avec mes propres angoisses de survivant.

Ces CD4, mon médecin me les a annoncées ce matin alors que je lui disais que j'arrêtais la lutte contre le sida, que les pédés pouvaient crever as far as I'm concerned, que le dévouement ne servait plus à rien. Ces CD4 de 2013, c'est le signe de la dévaluation des sentiments nobles des 400 CD4 des années dures, celles de la fin des années 80 et du début des années 90. En dessous de 400 CD4, on s'apprêtait à mourir ou, au moins, à tomber malade et affronter l'hôpital. À plus de 1000 CD4, c'est votre âme qui est seule, désespérément seule. Nobody to care about. Et tu ne peux plus rien dire car comme tout le monde, tu es en bonne santé. Les rares qui tombent amoureux autour de soi, on est contents pour eux, on les encourage même, cons que nous sommes, toujours à aider ceux qui vont bien quand personne ne s'occupe de ceux qui perdent l'espoir. On leur donne des conseils pour réussir les histoires d'amour auxquelles on n'a plus droit car la drague s'arrête à 48 ans,  un autre âge complexé qui fait suite à l'âge complexé de 40 ans. On leur dit comment rester safe parce que plus personne ne leur dit ça, parce qu'on a eu l'ahurissante, la ridicule naïveté de croire que si on était généreux sur ce sujet, ça serait une qualité presque équivalente à celle de la jeunesse, de la beauté et d'une bite de 23 cm. Et on se fritte avec des mecs qui n'ont jamais souffert le quart de ce qu'on a pu souffrir en 25 ans de séropositivité. Et quand un kid de 23 ans apprend qu'il est séropo, il y a un mois, on lui téléphone, on le conseille lui aussi, car il dit que plus personne ne l'aimera à son âge avec un secret pareil et on essaye de casser le fossé générationnel pour lui donner du courage car il en a besoin, là. Sans le VIH, on aurait rien à se dire. Mais même avec le VIH, la barrière de l'âge complique le message car il y a toujours quelque chose qui complique le message.

La grande différence entre les mecs célèbres qui ont du succès et les autres est très bien résumée par la fantastique phrase d'accroche d'Alex Taylor sur Grindr qui ressemble à quelque chose comme ça : "You call me. I don't call you". Moi ça serait "You don't call me. I CALL YOU". Mais dès que j'arrive à Paris, je reçois plein de messages de mecs qui voient mon âge sur Grindr, des mecs qui considèrent, sûrement avec raison, que leur corps est à vendre pour 200 euros et pas autrement. Et si je suis gentil en leur répondant que leur pitch est vraiment bien présenté mais que tu n'ai pas ce fric et même pas envie de payer ça pour une heure, ils te bloquent. The cheek of it. J'ai 55 ans dans un mois. Garrison Taylor disait dans le NYT que c'est un "awkward age", un âge maladroit. Personne, mais absolument personne n'a envie de sortir avec un mec de cet âge. Je suppose que c'est un des nombreux drames de la vie gay qui ne sera pas réglé avec le #mariagepourtous. "Mêmes droits, mêmes devoirs" annonçait fièrement l'affiche de l'inter-LGBT dans la salle d'attente du service des maladies infectieuses. Je suis pressé de savoir ce qu'en pensera la folle séronégative qui a conceptualisé ce message quand elle aura 55 ans avec un virus contrôlé et indétectable. Mais je n'aurai pas la patience et l'envie d'attendre pour avoir la réponse. STFU.  For real.