Il y a deux mois,
j'ai passé une soirée merveilleuse avec Patrick Thévenin et Anna La Chocha.
Quand je suis arrivé chez Patrick, je SAVAIS que ce ne serait pas une visite
rapide comme j'en ai la spécialité, ce serait forcément 4 heures de rires, de
confessions et de politique. Je n'avais pas vu la Chocha depuis plusieurs
années, elle était en Floride et à Cuba chez sa smala familiale à faire des
films. On avait beaucoup de choses à se raconter et puis j'étais en plein
désespoir sentimental, un peu à fleur de peau. Patrick disait : "Je suis
tellement content qu'Anna squatte chez moi, c'est un vrai antidépresseur
humain, cette lesbienne!".
On a parlé de tout, des temps qui changent, des pédés, des lesbiennes
et des trans, de la nouvelle génération, des projets d'écriture de docus de
chacun, du mariage gay, de musique. À un moment, Chocha m'a
rappelé un truc que j'avais complètement zappé. Il y a dix ans, elle avait
filmé une nuit entière de la soirée qu'on faisait à l'époque, K.A.B.P. C'était
la nuit en hommage à Sextoy qui venait de décéder. La politique du club était
démoniaque: pas de vidéos à l'intérieur, pas de photographes. On en avait marre
de voir dans les autres clubs des bourrins traverser le dancefloor avec des
projos et une grosse caméra sur l'épaule et on avait décidé "Pas de ça
chez nous, les clubbers doivent danser tranquilles". Donc il n'y a pas de
souvenir vidéo de ce club qui a duré 4 merveilleuses années. Mais Anna Margarita Albelo La Chocha n'est pas comme tout le monde. À ce moment, elle habitait
avec Patrick Vidal, le DJ résident et donc ça la mettait dans une position de magna princessa latina.
Bref, elle a filmé une
série de séquences qui racontent toute la soirée de K.A.B.P. du début à la fin,
en commençant par le samedi matin, vers 11H, avec Patrick Vidal qui commence consciencieusement
à travailler son set pour le soir même. Ensuite Anna se filme l'après midi pour
un sketch en répondant au téléphone: "Dring!!! Oui c'est pour la liste?
Toi + 1? OK". 5 minutes plus tard: "Dring Dring!!! Oui c'est pour la
liste? Toi + 1? OK" et ainsi de suite jusqu'à fasse un ad lib du genre
"Mais c'est quoi ces folles qui attendent le dernier moment pour se mettre
sur la liste? The cheek of it!"
La vidéo reprend le soir
quand Vidal et Anna arrivent à la Boule Noire. Au bout de deux ans K.A.B.P
était à son sommet, à 11H30 il y avait déjà la queue devant le club et Anna
remonte toute la file avec toutes les folles (filles et garçons mind you) qui
la saluent criant les bras en l'air "La Chocha! Que tal?". Tout le
monde est joyeux, on dirait un mix de The Magician. La caméra passe devant le
physio (c'était Fabien?) puis dépasse le vestiaire et on arrive dans la salle,
déjà remplie, jumping, les néons créées par Robert qui clignotent au fond
derrière le DJ. Chocha longe la foule et partout c'est "LA
CHOCHAAAAAAA".
Plus tard, elle arrive au backstage qui était rempli et c'te folle
intervient dans les discussions de chaque petit groupe et tout le monde rigole
parce que tu ne peux pas résister à la Chocha. On voit très bien l'ambiance de
ce grand backstage, gratuit, ouvert à tous, qui était le plus produit de ce
club. À un moment, elle monte l'escalier vers les toilettes et,
bien sûr, cliché complet, y'a deux mecs en train de se faire un rail de coke.
Pourtant on leur avait bien dit!
Après avoir écumé le
backstage dans chacun de ses petits recoins, elle attaque la salle principale
et là c'est peak hour, les gens
dansent, les néons sont full blast, Vidal joue son set en honneur de Sextoy,
c'est parfait et émouvant. On voit les visages de tous les gens qui ont fait de ce club un
endroit sympa et mixte. Et comme la Chocha vivait chez Patrick, elle était
toujours assurée de rentrer chez elle avec lui en taxi et donc elle reste
jusqu'à la fermeture, 7 heures, les kids qui ne veulent pas partir, il faut les
pousser littéralement dehors en rigolant pendant que Robert et moi et quelques
amis rangeons le matos et les lumières en parlant de la soirée. "Tu as
gobé? - Non". "Tu as bu au moins? - "Même pas, j'ai
oublié". La vidéo se termine sur le boulevard Barbès au matin, la Chocha
montant dans le taxi de Vidal avec les derniers clubbers qui leur font des
signes. Classique.
Enfin, la vidéo ressemble
à ça quand La Chocha me l'a décrite car je ne l'ai pas encore vue. La Chocha est
une lesbienne imprévisible (pléonasme ou quoi) et si vous lui passez un disque
dur pour qu'elle y mettre le film, vous pouvez être certain que ça prendra 6
mois ce bordel. Alors, comme j'insiste, elle finit par balancer 2 minutes du
backstage sur YouTube, comme si ça allait me faire patienter et comme elle est
une femme et attentionnée, elle choisi le bout de la vidéo où je suis en train
de parler. Mais c'est pas ça que je voulais Chocha, je voulais voir LES AUTRES,
le club, les lumières, mais surtout pas mon visage lipodystrophié de 2002.
En 2002, il y avait déjà le New Fill mais j'ai été un des derniers à
m'y mettre. Comme on avait suivi ce produit au TRT-5 depuis le tout début,
j'étais même allé au Ministère de la santé pour faire avance le dossier de
remboursement à la Direction Générale de la Santé, il fallait vraiment montrer
à ces fonctionnaires pourquoi l'accès à ce produit (cher) était si urgent pour
les personnes séropositives. "Vous voyez mon visage? J'ai l'air de sortir
d'un camp de concentration nan?" Ça les effrayait et ça a
marché. La France a été un des premiers pays à accorder un accès gratuit au New
Fill pour ceux qui n'avaient pas l'argent de se le payer.
Mais en 2002, une sorte
de délicatesse idiote me faisait hésiter à me faire injecter ce truc dans le
visage et me voilà dans cette vidéo, c'est comme si vous retrouviez une photo
oubliée de vous après un tabassage de skins. Plus de graisse sur le visage, un
look de vieux freak avant l'âge, que des os, la maigreur du Sida Old Times.
Bien sûr, je n'ai pas regardé la vidéo sur YouTube jusqu'à la fin, ça va je
suis pas maso et pis y'a que 2 personnes qui l'ont regardé merci Dieu tout
puissant. Je n'ai jamais aimé être filmé mais on est tous passés par ces années
de lipodystrophie et ça vous marque pour toujours. Cette maladresse accentue la
maladresse de mes blagues même pas drôles, vous savez en même temps que vous
parlez que les gens n'entendent pas vos mots, ils sont juste en train de
s'acclimater à cette maigreur. J'étais dans mon rôle, au backstage, pour
m'assurer que les gens se comportaient bien, que ça ne partait pas en live avec
des mecs qui baisaient ou qui prenaient de la drogue devant tout le monde.
J'étais la maîtresse qui fait peur. Je me rappelle très bien une nuit, quand le
backstage était archiplein et que ça devenait limite incontrôlable. J'étais
monté sur une chaise et je m'étais exclamé "OK les filles, je suis la
patronne et je vous demande gentiment de vous calmer de 20%". Et là, j'ai
vu pour la première fois le look surpris et effrayé de beaucoup de gens que je
ne connaissais pas qui m'ont vu, comme un épouvantail dans un champ rempli de
gazelles et de corbeaux, le visage vidé de sa substance. Je sentais dans leur
regard la peur du sida, de l'énervement aussi, du genre "Mais elle devrait
se cacher, elle nous fait peur, on va faire un bad trip". Je suis redescendu
de la chaise. Cette image est restée dans mes cauchemars, un exemple flagrant
d'overshare en public.
Aujourd'hui mon visage a
été sauvé grâce aux injections de New Fill. Dix ans plus tard, j'ai l'air plus
jeune qu'en 2002. Mais ce passage par les lipoatrophies du visage, nous sommes
des milliers à avoir connu ça et ça fait encore mal quand on tombe par hasard
sur des images ou des films qui vous rappellent ce moment atroce de votre vie.
C'est d'ailleurs à ce moment que je suis parti vivre seul à la campagne, la nature
est gentille à cet égard. Donc Chocha, va à Bonne Nouvelle récupérer le disque
dur que j'ai passé à Robert pour toi et qui t'attend depuis deux mois pour que
les fans de K.AB.P. puissent se revoir, 10 ans plus jeunes, au milieu d'une
soirée parfaite.
With love, chica.