Dans Vacances à Venise, Katharine Hepburn admet en souriant qu'elle considère que toute femme qui a moins de
50 ans est une "girl". Il y a dans ce mot un peu de jalousie de sa
part (car Hepburn est clairement au-delà de 50 ans dans ce classique de David
Lean) mais c'est aussi une marque d'affection car son "girl" n'est
pas condescendant. C'est pour elle une manière automatique de marquer la
différence d'âge tout en reconnaissant à la femme plus jeune la primauté du
rang, de la beauté et toutes ces choses, bonnes ou mauvaises,
à venir. "Girl" revient à aller droit au but, sans utiliser le
prénom, en établissant un lien de sororité même si c'est pour donner un conseil
parfois acerbe "Girl, you need to go home and rething your life" (Star Wars).
Pour moi, chaque gay est désormais une "girl" ou
"honey" ou "baby" ou "little stud". Je suis le
plus vieux du block, celui qui n'a pas fermé sa gueule alors que tous les
autres sont cramés par la déception de la vie, de la politique, de la solitude,
de la crise économique, du Mali et de la grisaille du temps. Quand j'étais
jeune, je regardais les vieilles folles qui disaient 'Honey" et je savais
qu'il fallait avoir traîné pour utiliser ce mot, on n'est pas Madame Madrigal
ou Jenny Bel'Air comme ça. C'est comme quand on dit "mon chou" à un
homme plus jeune, certains n'aiment pas ça et il faut arrêter tout de suite
mais d'autres savent qu'il n'y a rien de plus beau qu'entendre un homme vous
appeler "lapin". Et quand ça s'arrête, c'est comme si le cœur s'affaissait,
il y a un gros vide et plus rien pour remplacer ce mot. Nous vivons dans un
environnement doublement toxique et nous utilisons ces petits mots pour
survivre, des mots qui nous relient aux jeunes générations parce qu'on espère
qu'elles ne sont pas complètement perdues dans les réseaux sociaux, les coups bas, les coucheries contre-nature qui trahissent les amitiés.
Chaque histoire d'amour a son nom de code, comme chaque histoire
d'amour a sa chanson thème. "Vous ne le savez pas? C'est mon village"
dit la vieille dans La fleur de monsecret. Mais plus personne ne vit dans un village désormais à part les
vieilles qui font de la dentelle et chez les gays, le village c'est le site de
drague et si on refuse (comme moi) d'aller dans ce coin, eh bien le village est
encore plus vide. Et pour vivre, on en vient à vendre ses disques, ce qui était
prévu de longue date, et on voit ces maxis aux belles pochettes partir de chez
soi, sachant que cela va rendre quelqu'un heureux. Mais pour le reste de ce
qu'on a collectionné, ces archives, je ne sais pas encore quoi en faire. Quand
je parle de "girl", c'est ça aussi, tous ces comptes-rendus d'Act Up
parfaitement rangés, ces t-shirts d'Act Up toujours en parfait état
d'exposition, ces vieux livres politiques, etc. Tout ça est caché derrière le
mot "girl".
À l'étranger, il y a des institutions qui rassemblent les
archives LGBT dans chaque capitale. Quand quelqu'un meurt et qu'il veut offrir
ses archives, il sait où s'adresser. Il y a une protection communautaire qui
établit une confiance : au moins, si ce centre d'archives ne fait rien de ce que
je donne, au moins ce sera protégé et archivé pour les temps futurs. En France,
il n'y a rien de tout cela et il est impossible de faire un testament correct.
On me conseille les Archives Nationales. Mais mon espoir était se passer par un
centre LGBT digne de ce nom.
"Girl" n'est pas forcément glitter joyeux, ce n'est pas
forcément un mot camp à la Torch SongTrilogy, c'est aussi le "Girl" tristounet d'Everything But The
Girl. C'est le moment de 2013, une année que tous annoncent comme la plus dure
de toutes et le pays est rempli de ces plantes non gratae qui n'ont plus de travail qui ne savent pas si elles
auront le courage de traverser ce long tunnel de dépression qui se présente à
nous. Après le fiscal cliff et la
falaise, voici le tunnel du désespoir. Tout le monde se sent trompé par ce
gouvernement (colère, auto-accusation, amertume) et tous les jours les news
nous écœurent un peu plus : la propagande de guerre, tout est dégoûtant. C'est
comme Thomas L.Friedman, en novembre 2008, au début de la crise, qui commence sa chronique du New York Times en disant
qu'il a une confession à faire. Il va dans des restaurants et il regarde les
gens autour de lui, des tables avec des jeunes aussi et il ressent le besoin de
leur tenir à peu près ce langage : "Vous ne savez pas qui je suis mais je
dois vous dire que vous ne devriez pas être là. Vous devriez économiser votre
argent. Vous devriez être chez vous à manger du thon en boite. Cette crise
économique est loin d'être finie. Nous en sommes juste au début. S'il vous
plait, ramenez ce steak dans un doggy bag
chez vous et rentrez à la maison".
Girl, you need to be a
frugalista. Moi je n'ai pas envie de vivre une décennie perdue mais toi,
tu es encore jeune et tu dois traverser ça, sans te cramer complètement, comme
nous le sommes, nous tes aînés. Et j'espère que tu t'en sortiras, parce qu'il y
a plein de choses à faire et je te souhaite d'être amoureuse et d'avoir
quelqu'un auprès de toi pour ces années qui viennent.