mercredi 4 juillet 2012

Le temps des thrips




Après toute cette pluie, vient le moment des thrips. Quand j'étais petit, le nom de cet insecte m'intriguait, surtout quand mon père revenait des vergers en train de maugréer : " Ça y est, il y a des thrips partout". Il y avait dans la phonétique de ce nom un truc étrange. Ces insectes pouvaient abîmer la récolte de prunes très rapidement, il fallait traiter tout de suite, ce qui n'est jamais joyeux. Comme ce sont des parasites qui détestent la pluie, on voit les insectes qui s'envolent des fruitiers quand on pulvérise le traitement, mais il faut le faire correctement car les larves se cachent toujours au revers des feuilles.

Bien sûr, cette année, je ne peux rien y faire. Avec une jambe dans le plâtre, je regarde mon jardin se débrouiller tout seul. Le fait est, il n'a jamais été aussi beau. Cette pluie qui n'a pas cessé de tomber sur la Normandie depuis des mois maintenant a pénétré profondément dans la terre et les plantes ont compris qu'il y avait de la réserve. Elles ont fait une première pousse au printemps et poursuivent à nouveau leur développement alors qu'au mois de juillet, en général, ça commence à se calmer. Normalement, c'est le moment des fleurs mais même ces dernières mettent du temps à s'épanouir, il leur manque le plein soleil, la chaleur, la sécheresse qui sont souvent nécessaires pour que la plante fructifie.

Ce sont ces graminées qui, elles, n'en reviennent pas de voir la pluie tomber. Il ne faut pas oublier que ces graminées, aussi jolies et variées soit-elles, sont juste de l'herbe. Tant que la pluie tombe, elles sont heureuses, grandissent, s'étoffent, s'étalent. Mon massif de graminées et de vivaces n'a donc jamais été aussi luxuriant. Pratiquement plus de place pour les mauvaises herbes, chaque plant est touche à touche avec son voisin, et toutes les vivaces ont envahi le moindre espace disponible : ancolies, campanules, anémones, asters, sauges, fenouil, alchémilles... Je vois bien une ou deux orties par ci par là, que je ne peux arracher car je suis sur deux béquilles, mais tout le reste est splendide. Pas besoin d'arroser, chaque plante protège sa voisine, je n'ai rien à faire sinon regarder, jour après jour, la progression de ce massif vers le ciel, tout pousse très vite.

Les agriculteurs du coin ont senti l'été pluvieux. Il y a deux mois, ils ont retourné les près pour y planter du maïs. C'est affreux de voir ces prairies normandes être labourées en plein printemps pour y planter dugrain, mais c'est ainsi, les agriculteurs sont comme ça, toujours en train de chercher le profit immédiat. Un été pluvieux de ce type ne reviendra peut-être pas avant plusieurs années. Après la récolte de maïs (souvent à destination des vaches pour la saison d'hiver), ils ressèment en général de nouvelles variétés de foin. En quelques années, ces prairies reviennent à leur état initial. Il n'empêche que certains de ces près n'ont jamais été labourés. Certains agriculteurs mettent parfois du désherbant avant de labourer. C'est triste. Quand on voit que désormais, chaque ferme de Normandie pourrait transformer facilement son lisier en électricité (la technique est hypra simple) et que personne ne s'y met malgré le fait que les exploitations agricoles dévorent une grande quantité de fuel, c'est à se désoler car on est vraiment très loin de l'énergie verte. Rien ne changera tant qu'on ne les obligera pas à le faire. Et pourtant, le lisier, pour n'importe quel agriculteur, c'est une corvée, c'est beaucoup de travail.

Il y a des coins du jardin où je ne peux plus aller depuis un mois. L'herbe a poussé, les béquilles sont dangereuses. C'est assez dur pour moi d'accepter que c'est le jardinage qui a brisé ma jambe, la jambe droite en plus, celle qui fait tout le travail. Je suis sincèrement inquiet à l'idée de penser que ce pied droit sera désormais faible, alors que je lui demandais beaucoup. C'est sur ce pied que j'appuyais avec la bèche, mon outil préféré dans le jardin. C'est sur ce pied que je m'appuyais quand je montais dans les arbres pour couper des branches. C'est cette jambe qui travaille le plus quand je crée un nouveau massif. Bon, d'un autre côté, des fractures ça arrive à tout le monde et les sportifs s'en remettent donc il n'y a pas de raison. Mais reste à mon esprit que cette fracture est liée à ma passion du jardin, et qu'il faut que je me nettoie cette idée du cerveau.

Mon jardin est presque seul cette année. Je vois des campagnols qui se promènent pas trop loin de la porte d'entrée de la maison, ce qui veut dire qu'ils sont trop nombreux et qu'ils n'ont peur de rien. Je ne sors qu'une fois par jour et les oiseaux ont compris que ce jardin était momentanément inhabité, même les pics verts s'aventurent près de la maison, ce qu'ils ne font jamais. Ce jardin a lui aussi traversé une séparation amoureuse. Pendant les dures semaines du printemps, j'étais si triste que je ne trouvais pas la force de me confier à mes plantes. Je les regardais avec mélancolie : "Encore une fleur que mon amoureux ne verra pas". Ce jardin que j'avais inventé pour mes amis et mon amoureux ne servait plus à rien. Le regarder me renvoyait le visage de l'homme aimé, exactement comme ce jardin me renvoie souvent le visage de Christian, un ami jardinier qui a mis fin à ces jours ce même printemps. Il y a des plantes ici qu'il m'a données, ou un coin du jardin me rappelle ce qu'il me disait quand il se mettait en colère car j'utilise parfois des produits chimiques quand l'attaque des maladies est trop forte. Comme il m'engueulait! Et à chaque fois que je passe devant une certaine plante, je pense à lui. À chaque fois.

Donc le jardin est le confident de la peine et parfois, on préfère ne pas aller le voir pour oublier cette peine. Heureusement, il a plu donc il s'est très bien débrouillé tout seul. Je vous le dis, c'est même ironique, je ne peux pas intervenir, mais il n'a jamais été aussi beau, preuve que lorsqu'un jardin est bien planté, il peut se débrouiller tout seul. Pendant un mois ou deux, je n'osais pas aller vers lui. Aujourd'hui il me dit que ce n'est pas grave, qu'il va bien, qu'il accueille toutes les bêtes du coin et lentement, sûrement, il m'attire à nouveau, il fait que je vais mieux et que je prends mon mal en patience car il n'y a rien à faire. Le plâtre encore pour un mois, après de la rééducation, je ne pourrai pas intervenir de toute manière. Tel que je suis, je ne peux même pas faire de bouquets, c'est trop risqué d'aller chercher les fleurs. Mais il faudra traiter ces thrips de malheur, parce que ce n'est pas une raison, faut pas poussé Mémé dans les orties non plus hein.



1 commentaire:

yukiguni a dit…

C'est souvent quand vous parlez de jardinage que vous écrivez les textes qui me touchent le plus, les plus forts... il ne s'agit pas que d'un loisir, il s'agit vraiment d'amour ! alors j'espère que le jardin va vous faire du bien et continuer à vous inspirer, même si pour le moment c'est en observateur.