jeudi 14 juillet 2022

Requeer à La Réunion


 



Je ne m’attendais pas à faire ce long voyage, même s’il était prévu depuis longtemps. L’association Requeer de La Réunion m’avait invité en 2020 et 2021, ce qui avait été annulé à cause du Covid. Cette fois-ci, le voyage était confirmé, pour le 15 juin et pour une durée de 10 jours. C’est la première fois que j’allais vers l’Est, vers l’océan Indien.

 

Requeer est un collectif LGBTQIA qui s’est créé il y a 2 ans, émanation d’un engagement artistique dans le militantisme, et notamment dans l’organisation du mois des fiertés avec deux marches, l’une dans la capitale de La Réunion, Saint-Denis, et une autre, nouvelle, dans le sud de l’île, à Saint-Pierre. A Requeer, la seule personne que je connaissais, c’est Antoine Merveilleux du Vignaux, musicien pour le groupe mythique de mon frère dans les années 70 et début 80, Lala et les Emotions. Mais je n’avais pas vu Antoine depuis 30 ans et plus, quand il s’est installé à la Réunion, et fondé une famille.

 

Toujours angoissé avant les longs voyages, je suis arrivé 5 heures en avance à Orly pour mon vol. J’arrive toujours à l’avance, j’aime regarder pendant des heures les gens qui partent et qui arrivent.  Déjà, je voyais les insulaires, blancs, noirs et métis, très beaux chacun dans leur genre. Dans l’avion, j’ai eu la surprise d’avoir trois sièges pour moi tout seul à l’avant de la classe économique, je croyais que ça n’existait plus, j’ai donc très bien dormi après avoir regardé deux films. Il faut dire que le vol pour La Réunion est long (13 heures), mais comme on part le soir et qu’on arrive le lendemain matin, c’est plutôt calme et agréable.

 

A mon arrivée, Samuel Perche m’attendait à l’aéroport, avec qui j’avais discuté via mail de l’organisation du voyage. Première révélation. Je me suis tout de suite bien entendu avec ce joli homme de 42 ans, artiste, et l’un des leaders du mouvement queer ici et président de Requeer. Samuel est parti de France pour s’installer à la Réunion il y a 15 ans. Dans la voiture, on parle de la situation de l’île, ses embouteillages, le fait que la population va bientôt atteindre un million de personnes, ce qui pose des questions d’urbanisme, le lobby du ciment et de la construction, la situation des LGBT dans l’océan indien, l’influence de l’immigration, la beauté des paysages, tout.

 

Il m’amène chez Antoine Merveilleux que je retrouve dans sa case du quartier de La Possession où je rencontre sa femme qui prépare le déjeuner à l’extérieur, son petit-fils réunionnais / maghrébin (un joli mélange quoi), sa fille. Et son jardin, les poules, les 3 tortues. C’est dimanche matin et il y a du reggae qui passe en fond sonore, c’est une retrouvaille émouvante. Je ne reconnais pas Antoine après les 40 ans passés, il est un peu déçu, mais je reconnais tout de suite sa gentillesse sans bullshit, sa prévenance, il est le deuxième organisateur de ce voyage, lui et Samuel ont déjà tout un programme pour moi. C’est aussi la fête des pères ce jour-là, une fête très respectée dans toute l’île où les liens familiaux sont très forts.

 

Après une heure à prendre contact, Samuel m’amène à Saint-Paul, ville du littoral un peu plus au sud, pour que je prenne la voiture de location qui a été réservée pour moi pendant mon séjour. En face du garage, il y a une case dans le quartier central de la ville, non loin du marché. Elle est en bon état, avec de très beaux arbres dans le jardin. Comme je l’admire en silence, Samuel me dit : « Tu vois, moi je voudrais la prendre telle qu’elle et la mettre dans un musée ». Et d’ajouter qu’elle sera sûrement détruite pour mettre un immeuble ou un commerce à la place. 

 

Bien sûr, je suis stressé à l’idée de conduire à La Réunion. Il faut savoir qu’en métropole, j’ai un pick-up Dacia acheté neuf 8000 euros après mon licenciement de Têtu en 2008. Quatorze ans après, il n’a toujours pas dépassé les 100.000 kilomètres, preuve que je ne l’utilise pas souvent. Il est aussi totalement dépourvu d’électronique, j’ai fait exprès, pas d’autoradio et de fenêtres électriques, c’est pourquoi je suis toujours perdu avec ces voitures de location avec trop de boutons, trop de fonctions.

 

Je suis Samuel qui me guide vers le premier hôte de mon séjour, Julien Aure, qui a une maison à Saline-les-Bains, qui sert parfois de Airbnb. Julien est natif de l’île, un bel homme, prof et artiste, c’est un homme cultivé et doux avec une belle voix et j’arrive en pleine correction des épreuves d’examen donc je me fais tout petit. Sa maison est idéale, près de la plage, avec une petite piscine et un joli jardin. Je déballe mes affaires et je vais tout de suite à la plage où il n’y a pas beaucoup de monde, après tout c’est la saison froide, il fait pourtant 25°. La plage est magnifique avec un lagon protégé des grosses vagues sur les récifs que l’on voit à quelques centaines de mètres. Je suis trop heureux d’être face à l’océan, je n’avais pas vu la mer depuis… mon dernier séjour à Bayonne, il y a quatre ans.

 

Le soir, Julien a organisé une petite fête chez lui avec toute une bande d’artistes réunionnais. Le but est de présenter un documentaire qui sortira à la rentrée, ayant pour sujet la représentation d’une dizaine d’artistes de La Réunion, dont on connaît le travail, mais pas assez les visages. Julien présente le projet, on sent l’expérience pédagogique, un beau documentaire avec une typo élégante et une belle musique originale. Un peu perdu parmi ces artistes, je suis tout de suite abordé par la deuxième révélation du séjour, Sanjeeyann Paléatchy, qui vient tout de suite vers moi pour me proposer un verre. Je découvre son travail, incroyable assemblage de végétaux (graminées de l’île, fleurs séchées, etc.) qu’il présente sous forme d’installations et de totems. Comme je suis fasciné par la botanique, l’échange est facile. Il y a une dimension éminemment shamanique dans son travail, je lui parle de « Gay Spirit » de Mark Thompson, Sanjee me dit que j’arrive au bon moment pour voir les inflorescences argentées de la canne à sucre.

 

Fatigué par les enfants des artistes qui s’amusent jusqu’à minuit, je me retire dans ma chambre, privilège des personnes âgées. J’entends le garçon le plus volubile dire à ses amis : « Je vais te mettre dans les toilettes des pédés ! ». Je suis à deux doigts d’intervenir, mais hey, c’est pas chez moi et je viens d’arriver. La nuit, première grosse averse et orage. 

 

Vendredi 17 juin

Le lendemain, il fait gris. Pas grave, j’ai bien pris le soleil la veille, je peux faire un jour off. Je regarde ce qui se passe sur les apps de drague et je m’en doutais : c’est compliqué. Sur Grindr et Tinder, beaucoup de profils « discrets » sans photo. Sur Scruff, des gays bears qui, on verra plus tard, ne sont pas très militants. Sur Hornet, pourtant spécifique pour les non-blancs, c’est pas meilleur non plus. A La Réunion, il y a toujours la crainte d’être reconnu à partir de sa voiture sur les lieux de drague (comme dans le sud-Ouest de mon adolescence) mais, quand même, je fais toujours le calcul : sur une population de 900.000 personnes, il y a 5 à 10% de personnes LGBT, donc ça fait du monde. Pendant la semaine, quelques contacts sympas et puis ensuite mon appli Grinder meurt, c’est l’influence des Tropiques.

 

Je ne suis pas venu pour baiser. Je dis toujours que lorsque je vais à l’étranger, je perds 10 points sur mon assurance et mon estime de soi. Je suis là pour être une éponge et absorber silencieusement ce que je regarde et les hommes hétéros sont sublimes, mais on peut les observer, il n’y a pas cette tension qui existe aux Antilles – d’ailleurs à chaque fois que j’ose une comparaison, tout le monde me dit que La Réunion est différente, ce que je sens tout de suite. A mon arrivée, j’ai demandé s’il y avait un problème d’eau sur l’île, parce que je sais que c’est le cas aux Antilles, malgré l’omniprésence de sources, mais ici tout le monde a accès à l’eau, même dans les collines et montagnes.

Le système de santé est aussi excellent, je le vois dès ce vendredi en allant à la pharmacie du coin pour m’acheter de l’Hextril car mes dents me font mal. Juste à côté, un bâtiment avec 10 (DIX) dentistes. Je crois que je n’ai jamais vu ça en France. On me dit qu’il n’y a pas de désert médical, que toute l’île est bien couverte et il suffit de se promener pour le vérifier. Le lendemain, j’arriverai à prendre un RDV pour ma 4ème dose de vaccin Covid alors que dans l’Orne et la Sarthe, il fallait que je fasse 40 kms AR, alors que le litre d’essence est à 2 euros, merci Macron.

Le premier soir, à la nuit tombée, Julien m’accompagne acheter mon premier cari de riz et poisson. En mangeant, il me raconte qu’au lycée, l’année précédente, ils ont fait l’expérience du quart d’heure de lecture en début de journée, pour calmer les élèves et les inciter à lire. Certains profs ont râlé parce que « ça faisait perdre du temps ». La deuxième année, le programme s’est arrêté alors qu’il marchait déjà. Dommage.

 

Samedi 18 juin

Je suis invité à découvrir le centre LGBT de l’océan Indien, à Saint-Denis, où l‘équipe a organisé un barbecue. Samuel est adorable, c’est lui qui cuit la viande et les légumes, j’ai apporté plusieurs livres signés pour la bibliothèque du centre. Très bonnes discussions avec tout le monde, en particulier les filles de La Cimade qui s’occupent de la RDR sur l’île. Le chemsex est là, mais surtout réservé aux zoreilles (les blancs) qui ramènent les produits d’Europe. La livraison via Darknet est mineure. Tout le monde est d’accord pour dire que l’île mérite un bar ou un club LGBT, il faudrait vraiment un squat car il y a beaucoup de bâtiments vides. Je reviens à Salines pour le coucher de soleil, dans les couleurs orange.

 

Dimanche 19 juin

Je retourne à la plage, mais le vent s’est levé et je comprends pourquoi les Réunionnais disent qu’il fait froid. L’eau est bonne, mais je grelotte en sortant de l’océan et le vent soulève le sable, comme souvent sur les plages du Sud-Ouest. Mon iPhone plante souvent, ce vieux modèle est en train de mourir, et finalement je prendrai peu de photos pendant ce voyage car l’écran tactile ne répond presque plus. Journée de farniente et de sieste.

 

Lundi 20 juin

Antoine Merveilleux m’invite à Lerka, la structure de Recherche et de création en Arts Actuels, fondée en 2002. C’est aussi un endroit de résidence pour artistes. Antoine insiste pour me dire qu’il n’est que « chargé de mission » et me dit que c’est une association avec des fondations associatives solides et des membres bénévoles engagés. Pour venir, je fais du covoiturage avec Sonia Charbonneau, qui habite juste à côté de la maison de Julien, et qui est une artiste de Lerka. La pauvre. C’est la première fois que je conduis en ville, vers les collines de Saint-Denis. Et je ne suis pas du tout à l’aise avec ces routes de collines où il faut négocier les virages serrés en première ou en seconde. Arrivé sur place, Antoine me présente toute l’équipe et on déjeune tous ensemble et ensuite Antoine demande à Sonia de me montrer son travail, dont une partie sera présentée à Tours l’année prochaine. Elle fait surtout de la vidéo et sa réponse au poème de Baudelaire, « A une dame créole » est un long traveling tragi-comique où on la voit déambuler sur une plage de galets avec des chaussures à talon rose fluo. Elle nous montre ensuite une pièce où elle est filmée au ras du sol en train de faire un trekking en courant vers une zone qui a été brulée quelques mois auparavant. On n’entend que son souffle, le sol et la végétation qui l’entoure, des pierres volcaniques recouvertes de lickens et de mousses, une végétation basse qui souffre du vent et du soleil, des graminées encore. Sur le retour, on a une discussion sur la sexualité d’aujourd’hui et l’éducation sexuelle des enfants. Elle est malgache et m’explique certaines coutumes. 

En général, Madagascar arrive systématiquement dans les discussions. Dans l’art, dans l’histoire de La Réunion, dans la cuisine et l’artisanat, Madagascar est partout, on dirait que c’est l’île mère, même si La Réunion est un melting pot indien, musulman, africain, catholique, asiatique. On me montre sur la route de très beaux temples indous, mais aussi asiatiques. J’ai beau ne pas connaître l’île, je ne ressens pas le racisme comme en France, surtout après un an d’overdose zémourienne.

 

Avant de partir de Lerka, une belle femme passe pour dire bonjour à Antoine. C’est Audrey Corridon (qu’il faut suivre sur FB!), une responsable politique militante qui a fait beaucoup d’outreach pour que les gens aillent voter aux Législatives, qui ont été gagnées par Nupes un peu partout sur l’île. Tout le monde se réjouit d’une alternance politique qui mettra peut-être fin au clientélisme de la classe politique locale. Je vois ici à quel point le mouvement LGBT ici est source d’espoir et d’intersectionnalité car la marche de Saint-Denis a été un symbole fort, avec 1500 personnes et son discours sur le passé colonial la rapproche d'autres mouvements.

Avant d’aller à Lerka, Sonia et moi sommes passés voir le conteneur jaune de Frac-Réunion qui présente l'expo KWOR à Saint-Denis, près du Petit marché, qui sert d’expo itinérante et qui apporte le sujet LGBT et militant dans plusieurs villes de l’île. Tout est fait pour ne pas privilégier la grande ville et aller plus loin vers les campagnes. Je découvre le travail de plusieurs artistes dont on me parle depuis mon arrivée : Brandon Gercara, Abel Techer

 

Et je commence à comprendre la particularité unique de La Réunion. Ici le mouvement LGBT est mené, littéralement, par des artistes queer. Ce n’est vraiment pas le cas à Paris, si vous voyez ce que je veux dire. Cette nouvelle génération est passée par les beaux-arts, il y a eu un lien éducatif très fort entre les jeunes issus des quartiers populaires ou des campagnes et la génération précédente, qui a quitté la France pour s’installer sur une île qui a cherché à atteindre l’excellence dans de nombreux domaines. Dans la santé, j’y reviendrai plus tard, dans la qualité des routes, même si tous les petits trains qui sillonnaient l’île ont disparu, et aussi dans le discours anticolonial qui est omniprésent. Cette fusion entre l’art et le militantisme me rappelle la création d’ACT UP à New York avec le collectif Gran Fury. Vous imaginez si le mouvement LGBT hexagonal était mené par des jeunes de 25 ans qui font de l’art ? On aurait déjà le centre d’Archives LGBT à Paris depuis des années.

 

Mardi 22 juin

Samuel a organisé un RDV avec Emmanuelle Thore, cheffe du service du CeGIDD Ouest de Saint-Paul, en direction de la PreP mais aussi des consultation de gynécologie, et d’interruption de grossesse. Là aussi, rencontre instantanée avec une médecin qui connaît Act Up et on fait le tour des problèmes de santé de l’île. Je pose des questions sur l’éducation sexuelle dans les lycées, la prévalence des IST mais Emmanuelle a aussi une question pour moi. Il y a certaines réticences dans le corps médical du coin pour cibler les populations de jeunes Réunionnais non blancs. Je réponds : « Oui bien sûr, vous devez cibler, c’est pas du tout stigmatisant. De toute façon, si vous ne le faites pas, vous serez critiqué anyway. Regardez aux USA où les LGBT noirs ou latinos ont été en retard dans l’accès aux soins, pour les ARV et la PreP. Vous savez faire le dépistage rapide, il ne faut pas avoir de scrupules, il faut apporter le message ». La discussion se poursuit dans les couloirs, puis à l’entrée, puis sur les marches à l’extérieur. On pourrait parler longtemps.

 

A ce stade, je comprends que Requeer a organisé ces rendez-vous, non pas pour que je parle d’Act Up, qui est assez peu connu sur l’île. D’abord parce que La Réunion n’a pas trop souffert du sida, contrairement aux Antilles et la Guyane (vous voyez, je compare encore mfgrrr) et donc le drama de la maladie n’a pas été massif. Ce qui est important ici n’est pas de parler d’Act Up, même si beaucoup ont vu « 120 BPM », mais de rencontrer les personnes dynamiques de l’île pour faire avancer les connections de Requeer. L’île est à un moment pivotal, où la nouvelle génération bouscule tout, avec la créolité au centre. Dans les marches que j’ai vues sur FB, Brandon Gercara s’exprime autant en français qu’en créole. Les slogans sont créolisés. Et ça donne une puissance assez proche des premières manifs d’Act Up où tout un nouveau vocabulaire était révélé.

 

Mercredi 23 juin

Antoine Merveilleux me propose d’abréger mon séjour chez Julien pour rejoindre le sud de l’île, à Langevin, où son amie Christiane a aussi une maison qui sert de AirbnB. Avant cela, je dois me débrouiller tout seul et aller me faire vacciner au Port. Tout se passe bien, je suis fier d’avoir fait cette dose de rappel à l’autre bout du monde alors que c’était si difficile dans ma campagne.

Ensuite je prends l’autoroute qui tourne autour de l’ile, cap au sud. Je vois les paysages changer avec ces ravines aux noms amusants, ces versants au-dessus de l’océan avec des herbes sèches (ce sont celles que je veux voir de près !) et des buissons, une sorte de garrigue tropicale atomisée par le soleil, et toujours cette bande de littoral et toutes ces plages qui me donnent envie d’y aller pour me baigner. Et puis je vois enfin les champs de canne à sucre avec ces inflorescences métalliques, qui accrochent toute la lumière. J’arrive juste avant la nuit et je me perds sur la route de la Passerelle en direction du Grand galet. Les collines sont vertigineuses, recouverte de végétation tropicale, et ces pestes grimpantes impressionnantes. La rivière Langevin est si belle que j’ai envie de m’y arrêter à chaque virage. C’est là où je retrouve l’ambiance des nombreux dessins de Tom de Pékin qui est souvent venu ici, et les récits d’autres personnes.


Arrivé chez Christiane Fauvre, je découvre une femme de 70 ans avec qui je m’entends tout de suite, nouvelle révélation du voyage. Comment résumer Christiane ? C’est une féministe, écolo pour de vrai, artiste, en couple avec un autre artiste, Ollivier Freynet, absent à ce moment car en métropole. Elle a été prof aux Beaux-arts, s’est engagée avec passion dans plein de domaines pour finir par être déçue du milieu artistique, ses magouilles, son injustice, ses cochonneries sexuelles aussi. Comme Antoine Merveilleux, elle connaît tous les artistes de l’île et au-delà. Très influencée par l’Inde, elle est comme mon amie Chantal Rivet car l’Inde est la source de passions culinaires, de gestes et d’attitude, d’attirance pour les hommes androgynes et fins de La Réunion et c’est aussi ce qui la rend proche de beaucoup de sujets sur l’identité de genre. Elle a trois chats, tous venus de la forêt environnante, deux chiens, quatre poules, deux paons, trois tortues et une ruche d’abeilles. Toute sa cuisine vient du jardin, je découvre les chouchous qui vont devenir mon légume préféré de ces vacances et elle dit souvent que La Réunion a tout pour être autosuffisante au niveau alimentaire, si les champs de canne à sucre étaient remplacés par le riz ou autre culture.

Sachant que j’ai besoin de calme le matin au petit déjeuner, Christiane va s’occuper de moi pendant les derniers jours, me faisant découvrir les plats locaux tout en lançant des discussions interminables que j’adore. Elle est aussi bavarde que moi et me raconte tout sur l’art comme sur l’île, regrettant chaque jour que je ne sois pas allé à la forêt primaire qui n’est pas loin, les cascades, etc. A chaque fois, je lui réponds que je suis ici pour travailler et que je suis sédentaire même pendant les voyages. J’ai pourtant une voiture, je pourrais aller n’importe où. Mais les routes sont délicates et je ne suis pas du genre à courir pour aller voir ceci ou cela. Passer quelques jours dans ce vallon avec ces sommets tout autour, c’est une manière de vivre l’île comme une autre. Je regarde les oiseaux, elle me sort un livre sur les oiseaux de l’île. Je lui pose des questions sur les arbres qui nous entourent, elle me sort un livre sur les mangues de La Réunion, où on trouve 50 variétés différentes dont certaines très rares qui mériteraient d’être cultivées. 

Je fais la sieste pendant la deuxième journée (et dernière) de pluie en lisant un livre trouvé dans la bibliothèque sur les grands voyageurs (Marco Polo, mais surtout Ibn Battûra en Asie Centrale et le récit de Las Casas sur l’extermination des peuples des Caraïbes par les Espagnols dans « Très brève relation de la destruction des Indes » : « d’autres attachaient de la paille sèche au corps des Indiens, y mettaient le feu et les brûlaient de la sorte ») tout en passant deux heures de calme tous les soirs avant de me coucher avec un joint de zamal, tellement bon qu’on tire trois taffes - et on oublie le joint. C’est une herbe vraiment magique et thérapeutique, qui donne tout de suite des idées et des résolutions, qui stimule l’esprit et le corps.

 

Vendredi 24 juin

Le beau temps est revenu à Langevin et je vais me promener en montant à pied la Route de la Passerelle vers le Grand Galet. Je ne vais pas jusqu’au bout, préférant m’arrêter dans un petit chemin désaffecté où se trouvent deux chapelles ouvertes, dont une en bois peinte dans un rouge parfait. La rivière est bouillonnante avec des rochers noirs, on l’imagine à la saison des pluies avec un débit énorme, et la végétation sur les rochers abrite de toutes petites plantes, fougères, graminées, très japonisant. Chaque mètre carré est fait comme un mini jardin. Je reste deux heures à regarder autour de moi et descends lentement sur le bord de la route où je suis comme toujours attiré en priorité par les plantes et les arbres qui y poussent. Le bord de la route, avec ses cases abandonnées, est souvent plus romantique que la nature sauvage.

 

Dans l’après-midi, je vais voir l’expo de Samuel Perche « No Man Men » à Grand Bois, dans un beau local abandonné qui a été aménagé pour une expo. C’est un entrepôt qui servait à l’usine de canne à sucre (grande cheminée carrée juste en face) et je rencontre aussi le directeur de la galerie. Le travail de Samuel est dérangeant au début, ce sont de grandes toiles où le bleu domine sur des scènes de baise entre hommes. Il y a un côté Berghain dans ce travail que je vois comme un complément érotique de la création de l’île. Je pense que son intention est d’abord de briser un tabou sexuel avec des bites, des pénétrations, des plans à trois.

 

Le soir, c’est le jour de mon intervention à la Médiathèque du Sud Sauvage, à Saint-Joseph, une belle architecture faite de bois et de pierres volcaniques. Au moment où j’arrive, c’est l’appel à la prière d’une petite mosquée voisine. Je suis ému, me disant que c’est une chose impossible en France, mais ici toutes les croyances sont acceptées.

Le staff de la médiathèque est adorable et je me présente avant la projection de « We Were Here » de David Weismann, film que j’ai choisi comme illustration de la discussion à venir. Il y a peu de monde, vraiment les gays, encore une fois, sont incapables de se bouger pour un film qui n’a jamais été montré sur l’île. Pendant la projection, je sens des moments de tremblement dans la salle, Samuel qui est à côté de moi est très ému. Le débat qui suit est intéressant et ça se finit par un pot organisé par la médiathèque. Ah, s’il y avait eu plus de monde ! Je laisse plusieurs livres signés pour la bibliothèque.

 

Samedi 25 juin

C’est le grand jour de la marche des fiertés, pour la première fois à Saint-Pierre, dans le sud  (quelques photos sur mon IG). Le trajet commence près de la plage et doit se promener en ville. Requeer se demande si ce sera un succès, mais très vite le cortège se forme et la surprise, c’est la jeunesse de la foule. On dirait que la moyenne d’âge ne dépasse pas 20 ou 22 ans, très grande majorité de lycéens et lycéennes, toutes heureuses, en bande. Je rencontre pour la première fois Brandon Gercara, lui aussi fatigué par ces mois d’activités, comme Samuel. Je passe aussi du temps à discuter avec un couple de gays vraiment bien, rencontrés à la Médiathèque la veille. Je dis à plusieurs filles qu’elles se rappelleront toujours cette marche. Le cortège passe par les rues du centre, faisant une boucle pour revenir au point de départ où tous les représentants associatifs font un discours commun. Si on veut comparer, c’est un mélange entre la Pride des banlieues et la Pride radicale. Je demande pourquoi les gays de Scruff ne sont pas là. 1500 personnes, bravo pour une première édition !

Antoine Merveilleux et moi prenons ensuite un café sur la plage. Avec tout ce qui s’est passé en quelques jours, je me sens désormais obligé d’écrire quelque chose sur ce voyage. En bon RP de La Réunion, il me répond avec un sourire : « Mais bien sûr ! ». Comme s’il avait accompli sa mission. Un SDF de Paris qui passe reconnaît mon t-shirt « Silence = Mort » et me félicite pour l’action sur l’Obélisque de la Concorde (1994). Nous allons ensuite passer la nuit chez Christiane à Langevin car Antoine et Christiane ne se sont pas vus depuis… plus de dix ans alors qu’ils vivent sur la même île. Soirée parfaite à se raconter des histoires sur l’art, sur le sexe aussi et même le fist-fucking.

 

Dimanche 26 juin

C’est mon dernier jour avant de prendre l’avion. Je dois rendre la voiture de location à Saint-Paul et Brandon vient me chercher pour me déposer ensuite à l’hôtel Dina Morgabine de Saint-Denis où je passerai ma dernière nuit. C’est la première fois qu’on se parle de la semaine et il s’excuse de s’être fait attendre car il avait beaucoup de travail. Je lui réponds que c’est à moi de venir vers lui - et non l’inverse. Je lui dis qu’à 25 ans, il va devenir énorme. Il me répond que ses positions sur le sujet décolonial ne plaisent pas à tout le monde, mais je réponds que c’est sa base, en tant qu’artiste et activiste, c’est sa crédibilité et ça ne le quittera jamais. On parle de Requeer, de Voguing, de shamanisme, d’art. Je lui raconte une anecdote assez drôle qui vient de Jonathan Katz : pendant les guerres dans le Far-Ouest, les jésuites qui torturaient les Amérindiens étaient subjugués car ces derniers se moquaient d’eux en disant : « C’est pas comme ça qu’on torture, attendez on va vous montrer ».

Brandon est vraiment unique et touche à tout. Encore un militant multi-talentueux. A suivre absolument sur FB ou IG. Il fait des vidéos avec son ami Yannick Piera qui sont hilarantes, mais je lui dis qu’il faudrait des sous-titres en français pour mieux comprendre. On se quitte en se promettant de se voir à Paris où il sera à la rentrée.

Arrivé à l’hôtel, il fait nuit, je me promène dans le quartier pour trouver quelque chose à manger, la ville est endormie. Puis je vais me baigner dans la piscine du roof top de l’hôtel où il n’y a personne. Je fume mon dernier zamal en regardant les lumières de la ville sur les collines et je commence à avoir le cafard de partir.

 

Lundi 27 juin

Je me lève pour aller au Petit marché que j’avais visité avec Sonia Charbonneau. La vendeuse d’origine indienne me reconnaît. « C’est vous avec un tatouage sur la jambe ? » et elle me conseille sur tout ce qui m’attire. Je prends un petit pilon (elle me dit d’en prendre un autre qui vient de Madagascar, les autres venant de Chine), un chapeau de paille, un bracelet de pierre noires et deux eaux de toilette (lotion Pompeia et eau de Cologne des Princes, tous deux de L.T.Piver) dont Sonia dira plus tard « ça sent le tonton », ce qui me fait plaisir car je cherche toujours des parfums démodés.

A midi, je retrouve Antoine Merveilleux et Samuel au restaurant de l’hôtel. Samuel a été agressé la nuit de la marche de Saint-Pierre, par le videur du club. Son visage est amoché et la règle à Requeer, c’est d’aller tout de suite à la gendarmerie, même pour une insulte dans la rue, Brandon est catégorique sur ce point. Un média vient l’interviewer. Antoine et moi, en vrais daddys, on s’inquiète de l’état de fatigue de Samuel. Il est inébranlable et souriant. Pour lui, La Réunion devrait être développée et appréciée pour sa tolérance et son développement des sujets LGBT, ce qui en ferait une île encore plus unique dans l’océan Indien. A tous les deux, je répète que je n’ai jamais été traité comme ça pendant toutes mes années d’activisme, à part avec Bizi à Bayonne lors de leur création. Les Basques et les Réunionnais ! Un billet d’avion, une voiture de location, deux endroits parfaits pour le séjour, 500 euros de per diem (waou !) et un super hôtel pour finir. Antoine me dit que je suis un artiste car je suis écrivain et que je dois être traité comme tel. Je réponds que je ne suis qu’un militant.

 

Tout au long de nos rencontres, pendant ces dix jours, on a beaucoup parlé avec Samuel. De sa vie amoureuse et sexuelle, du militantisme et des questions de genre, c’est un homme blanc qui a complètement assimilé les aspects les plus radicaux du militantisme. Il m’a raconté beaucoup de choses sur les forces politiques et associatives de l’île, son passé sexuel à Paris (il était venu à KABP ou Otra Otra) et finalement on a une passion commune et non complexée pour les hommes noirs et métissés, parce que c’est souvent une passion réciproque et que ça s’est toujours bien passé. Au fur et à mesure que les jours passaient, je me demandais si nous étions compatibles sexuellement ou si tout simplement on aurait dû passer une nuit ensemble, par pure amitié.

 

Ensuite, il m’amène à l’aéroport. La fin de l’après-midi approche, le ciel est superbe et le cafard se renforce à l’idée de partir. Mes derniers mots à Samuel sont « amis pour la vie ! » et je lui caresse le torse et passe les heures suivantes, avant l’enregistrement, à admirer le coucher de soleil qui s’assombrit dans la nuit tropicale.

 

 

 

 

jeudi 7 juillet 2022

Les abeilles ont disparu de mon jardin


Ma seule appréhension avant de partir pour La Réunion (more on that later), c’était de voir que je ne voyais pas d’abeilles dans le jardin depuis le début du printemps. C’était comme ça l’année dernière, mais je ne m’étais pas trop inquiété, le printemps avait été pluvieux et froid, ça arrive. Les lavandes arrivant à floraison, j’étais inquiet, car en général, elles n’attendent pas que les fleurs s’ouvrent pour leur tourner autour. A mon retour, le constat était sans appel. Pas une seule abeille sur les abeilles et sur toutes les fleurs qui les attirent systématiquement. C’est une catastrophe.

 

Il faut que j’explique pourquoi cette absence est bizarre. Je suis arrivé en 2017 sur ce terrain de deux hectares que me prête mon amie Chantal Rivet sans loyer. Mon travail est d’entretenir la maison et de transformer ce terrain en friche, envahi par les ronces et les orties, en vrai jardin. J’ai semé une prairie à la place des ronces. Tous les arbres et arbustes que je plante depuis cinq ans doivent répondre à trois critères : supporter la sécheresse, donner du pollen et des fruits pour les insectes et les oiseaux, tout en favorisant une diversité botanique (par exemple, il n’y a pas un seul érable, même commun, sur le terrain).

 

Le terrain est aussi entouré de nature. Il n’y a qu’un champ agricole sur un petit côté, avec soit du colza, soit du blé d’hiver, pas les cultures les plus traitées de pesticides. Il y a un bois qui s’étend sur les deux versants de ce petit vallon, le terrain en face de moi, de deux hectares également, est quasiment désert avec deux étangs qui attirent beaucoup d’oiseaux. L’année dernière, comme cette année, j’ai suivi les conseils d’Eric Lenoir : je ne tonds pas l’intégralité de la pelouse, facilitant la vie des sauterelles et des papillons. Enfin, il reste un roncier de plus de 1000 mètres carrés qui attire beaucoup d’abeilles, et les autres ronciers sont partout dans les parcelles environnantes. Cet endroit est donc privilégié, très bien orienté au l’Est et au Sud, et protégé des vents d’Ouest.

L’absence d’abeilles est encore plus évidente sur les massifs d’Echinops Ritro, de marjolaine ou des sédums rampants, à floraison en ce moment. D’habitude il y a tellement d’abeilles sur les Echinops qu’il faut presque ne pas s’en approcher. Quand on coupe une fleur, elles vous suivent pour continuer à butiner.

 

Donc voilà. Je ne pensais pas être à risque de perdre toutes mes abeilles. Les guêpes sont là, les papillons et le mouron-sphynx aussi et les bourdons font l’essentiel du butinage. Mais cette perte est le résultat du changement climatique et de l’agriculture qui, pourtant, n’est pas intensive autour de chez moi. Beaucoup de près pour les vaches, des cultures de maïs non arrosées pour la nourriture des ovins, quelques près humides laissés à l’abandon ou fauchés une fois par an, et encore, pas toujours. Je rassemble toutes les conditions pour une faune variée : chevreuils, sangliers, renards, lièvres, buses, etc. Pas de chasse non plus depuis deux ans sur les terrains à l’entour.

 

Ma colère s’adresse bien sûr à Macron qui a passé son premier mandat (et sûrement le second à venir) à choisir des ministres de l’agriculture inféodés à la FNSEA. Tout comme Hollande avant lui avec Stéphane Le Foll, de la Sarthe voisine. Les abeilles, c’est la vie. Et je n’en ai plus. La solution est bien sûr d’installer une ruche, mes frères font du miel dans le sud-ouest et ils sauront me conseiller. Même si ce terrain regorge de coins pour des niches sauvages.

 

J’écris ce texte car nous arrivons à un stade où un terrain de deux hectares, où tout est fait pour nourrir ces butineurs, n’arrive pas à servir de sanctuaire pour eux. De plus, le frelon asiatique est encore rare dans mon coin, donc je ne peux pas lui attribuer cette perte. Je suis triste. Il manque un bourdonnement autour de mes fleurs, car celles-ci ne sont vraiment belles que lorsqu’elles attirent toute une bande d’insectes. C’est un échec pour mes efforts d’ami des abeilles et je me pose cette question : si ce terrain est entièrement pensé pour les protéger, où sont parties toutes mes abeilles et / ou pourquoi sont-elles toutes mortes ?

samedi 28 mai 2022

Adieu Paris



Au premier tour des Présidentielles, on a vu Anne Hidalgo et le PS atteindre leur plus bas niveau historique, avec moins de 2% de votes, une déchéance qui rejaillit sur la Marie de Paris, qui se trouve désormais dans une situation d’extrême faiblesse. On aurait pu espérer un changement de cap de la politique de la ville, ou au moins une remise en question de l’intransigeance d’Anne Hidalgo sur certains points, comme, au hasard, la situation des travailleur(se)s du sexe ou l’accueil des réfugiés non Ukrainiens. Mais Hidalgo est inébranlable et cette obstination se voit dans le sujet qui m’intéresse, celui du centre d’archives LGBT /sida. Ce projet, qui a désormais un nom de code, « l’arlésienne », traîne comme un boulet à la Mairie de Paris depuis plus de vingt ans, suivant l’exemple de Delanoë qui est parti sans tenir sa promesse de le voir ouvert. Hidalgo n’en parle jamais, laissant la patate chaude à son homme à tout faire, Jean-Luc Romero.

 

Il y a cinq ans, j’adressais un ultimatum à la Marie de Paris qui a eu un certain succès. Un compte-à-rebours était lancé. Entre temps, sous l’impulsion d’Act Up, un Collectif s’est formé et a présenté, au fil des années, tous les rapports demandés, et a mené avec constance des réunions difficiles. Un an plus tard, le dossier était toujours au point mort. Face à l’urgence du projet, la Mairie de Paris a choisi la pire option : traîner des pieds, jouer sur l’usure et surtout la zizanie entre associations (une technique que je connais bien, c’était celle des laboratoires pharmaceutiques face à l’activisme thérapeutique sida dans les années 90). Aujourd’hui, la situation est toujours bloquée à la veille des Marche de fiertés à travers le pays. Lassées, les lesbiennes ont quitté le navire, seule l’Académie Gay et Lesbienne est parvenue à trouver, enfin, la promesse de disposer d’un toit pour sa collection d’archives commencée il y a 3 décennies et plus.

 

Vous savez, en trente ans de militantisme, je n’ai jamais pu approcher Anne Hidalgo, sûrement à cause de sa détestation vis-à-vis d’Act Up. Après 2017 et le succès de « 120 BPM » qui abordait la perte de mémoire de l’histoire du sida en France, j’ai été invité à discuter avec Hélène Bidart à la Mairie, un rendez-vous poli et constructif, vite tombé à l’eau quand les relations entre elle et Act Up se sont détériorées parce qu’elle ne comprend pas le vocabulaire militant du groupe, rien de nouveau dans l’impatience d’Act Up sur certains sujets. Pendant vingt ans, j’ai fait la promotion du rêve de voir dans cette ville un lieu ouvert, spacieux, inclusif, et joli, dans une ville qui, plus qu’une autre en France, a été le centre de la vie communautaire LGBT et, malheureusement, le centre de l’épidémie du sida. Je suis fidèle et constant, malgré tous les avis contraires qui considèrent que ce projet est désormais tellement en retard par rapport aux centres qui existent à l’étranger et qu’il n’existera jamais. 

Bref, il serait maudit.


Lors de mon dernier déménagement, il y a quelques années à peine, pour une maison plus petite, j’ai dù jeter des cartons de mes archives personnelles sur le sida. Je n’en suis pas fier, je ne l’ai dit à personne, mais l’impossibilité de donner ces documents au Centre d’archives qui n’existait pas m’y a obligé. Je me vois encore en train de jeter des piles de compte rendus et d’abstracts sida dans les bennes de recyclage de papier. Voilà ce qui se passe quand il n’y a pas de maison pour protéger ce que vous avez mis des années à préserver.


Il y a un mois, au Conseil de Paris, Aurélien Véron a présenté le projet du centre. Il faut voir cet échange pour comprendre l’absurdité de la conversation. D’un côté un élu de droite qui a complètement compris l’enjeu de cette mémoire commune, et qui sait le défendre d’une manière sincère ; de l’autre un Jean-Luc Romero qui répond avec des arguments qui ont été tout de suite démentis par le Collectif. Bref, le bullshit habituel. Le vote du voeu au Conseil s’est avéré un échec, Romero votant contre, et je crois qu’Alice Coffin a voté contre aussi. Un comble.

 

Voilà, il est temps de prendre ses responsabilités et constater que tout ce processus est voué à l’échec. Pour travailler ensemble, il faut un minimum de confiance et je n’en ai plus aucune envers la Mairie de Paris. Mes archives, les oeuvres d’art photographiques des années 80 de la collection Magazine, elles n’iront pas à Paris, une ville que j’ai quittée depuis longtemps, mais qui a été la ville où j’ai tout construit, de Magazine à Act Up, en passant par Têtu et le TRT-5 qui fête ses 30 ans cette année. On me dit « Mais c’était couru d’avance Didier », à quoi je réponds qu’il fallait bien poursuivre le processus de négociation jusqu’à son terme, et il est désormais arrivé.

 

Aujourd’hui, il faut aller ailleurs et j’adresse ici un message aux villes du pays qui voudraient prendre le relais. Pourquoi pas Montreuil, ou Saint-Denis, d’où partira, le 4 juin, la marche des quartiers populaires ? Pourquoi pas Marseille, où le MUCEM poursuit une programmation pointue et courageuse, après l’expo sur le militantisme sida en France et l’expo actuelle sur Ald el-Kader. Je pourrais dès aujourd’hui offrir mon « Estate » au MUCEM, les yeux fermés, je sais que mon trésor serait bien traité. Alors que le projet parisien, on le sait désormais, risque d’être un endroit fermé au public, presque sans fenêtre, on parle même d’un mur qui séparerait l’espace choisi par la Mairie, rue Molière. Tout un symbole. Un mur. Comme s’il n’y en avait pas assez qui se construisent à travers l’Europe et ailleurs.

 

La Mairie de Paris est parvenue à me dégoûter de ce projet. Et Anne Hidalgo porte l’entière responsabilité de ce dégoût. Elle est la cause de l’effondrement de ce rêve, sa politique est de nous pousser à bout pour pointer le doigt vers notre impatience et notre dénonciation du temps qui passe – et qui détruit l’espoir. Je dois dire aussi que ce projet souffre du désintérêt des homosexuels au pouvoir dans le gouvernement Macron. Que font les Gabriel Attal et Franck Riester, et les autres ? Rien. Absolument rien. Un simple coup de fil de leur part pourrait débloquer le statu quo. Pareil pour l’ancienne Ministre de la Culture. J’ai adressé une lettre à Roselyne Bachelot il y a un an et demi. Pas de réponse. Et que fait Eve Plenel au niveau VIH ? Silence radio sur le sujet. Il faut voir que l'ensemble des associations parisiennes LGBT dépendent en grande partie de l'aval de Romero pour leurs aides, il y a ici un vrai problème d'asservissement politique. Alors on me dit que peut-être Rachida Dati pourrait trouver l’endroit magique dans un arrondissement qui ne serait pas le sien. Je ne la connais pas, mais elle est supposée être aimée par beaucoup de LGBT. Même si c’est une manoeuvre politique, je rappelle souvent qu’à travers l’Europe, certains droits LGBT, et pas les moindres, ont été accordé par des coalitions du centre. Le PS nous a trahi, il est temps d’en mesurer les conséquences.

 

Enfin, parce que je suis une des rares personnes dans la communauté LGBT à défendre systématiquement la cause palestinenne (on devrait plutôt m’encourager), je suis à nouveau la cible des mêmes trolls qui me reprochent ma critique de la position anti-BDS de la Mairie de Paris. Je n’ai rien à me reprocher, on est encore dans un pays où la critique d’Israël n’est pas de l’antisémitisme, il faut arrêter avec ce fonctionnement qui cherche à museler celles et ceux qui dénoncent la politique d’apartheid en Israël. On m’a demandé quel était le rapport entre le soutien inconditionnel de Hidalgo envers Israël et l’échec du Centre d’archives. Il est évident. D’un côté notre mémoire est jetée dans les poubelles, de l’autre la mémoire des Palestinien(e)s est détruite par l’occupation colonialiste et les meurtres dans les territoires occupés, qui sont quotidiens actuellement qui ont culminé avec l’assassinat de Shireen Abu Akleh. Le rapport entre ces deux sujets ? Le rapport est qu’on ne peut travailler avec une municipalité avec laquelle on ne peut s’accorder sur ces sujets primordiaux.

 

Le centre d’archives LGBT / sida de Paris sera une coquille vide parce que la Mairie de Paris nous déteste, tout simplement et refuse d’accepter ce que nous sommes. Et ce sujet n’est pas le seul, on le voit avec le travail du sexe, les TDS et d’autres revendications. Mon propos ici n’est pas d’argumenter point par point, je fais entièrement confiance au Collectif qui connaît le sujet par coeur et je le suivrai, quoi qu'il arrive. Mon propos est affectif, parce que notre mémoire est vitale, riche et belle, et je la vois piétinée par la Mairie de Paris depuis trop longtemps. Mettre des plaques commémoratives dans les rues de Paris, c’est bien, mais largement insuffisant. Nous voulions notre maison, Hidalgo ne la veut pas.

vendredi 27 mai 2022

Où sont les gays?

 


La promotion de « I Love Porn » s’est terminée avec le voyage à Metz pour le salon du livre LGBT. Ce dernier livre ne sera donc pas un succès, avec beaucoup moins d’articles et pas une seule apparition à la télé. Je sais bien que ces dernières années, le paysage médiatique s’est complètement transformé. Sortir un livre sur le porno à un moment où les magazines sont de plus en plus uniformes, avec le Covid, la Présidentielle, la guerre, l’effondrement écologique, forcément, ces sujets accaparent tout. Plusieurs médias comme Vice n’ont pas parlé du livre alors que ce dernier est rempli de références d’articles de Vice. Têtu a décidé de ne pas en parler, après avoir mis le livre dans sa liste des 10 meilleurs livres de 2021. Talk about cancel culture. Les sites d’information VIH / sida comme VIH.org ou Le Journal du Sida (pour qui j’ai écrit pendant des années) ont refusé d’en parler aussi, alors que le VIH dispose d’un chapitre entier. Le Tag Parfait, fragile économiquement, n’a pas pu en parler non plus alors que c’était presque le seul endroit où on pouvait discuter des liens entre porno gay et porno hétéro. Tant qu’aux sociologues qui s’intéressent désormais au sujet porno, ce fut silence radio.

 

C’est connu, je suis naïf, je pensais sincèrement que ce livre aurait du succès, avec une couverture de Geneviève Gauckler, des éditeurs indépendants et sympas avec qui j’ai eu le plaisir de travailler. Après tout, on considère souvent que presque tout ce qui a trait au sexe se vend. Ce livre, qui est le seul à analyser la sexualité gay depuis 50 ans à travers le prisme du porno est unique, ce n’est pas comme s’il en sortait beaucoup. De plus, j’ai simplifié mon style, j’ai accepté de le faire court alors que je pensais publier un gros volume de 450 pages, j’avais des textes en réserve et des tonnes de notes. J’ai été attentif à ne pas me laisser emporter par un aspect polémique ou un tweet hasardeux. Pendant des mois, j’ai tout fait pour ne pas polluer la promotion de ce livre par d’autres textes qui auraient pu lui faire concurrence. Je n’ai pas écrit sur ce blog, précisément pour ne pas mélanger les genres.

 

Le plus triste dans tout ceci, c’est le peu de feedback de la part des amis à qui j’ai envoyé le livre, un geste généreux d’autant plus difficile que mes éditeurs sont indépendants et ne disposent pas de ressources illimitées. Ça, c’est aussi nouveau, sûrement une conséquence de la baisse de la lecture dans notre société. Mais quand même. Quand j’écris, une partie importante de mes histoires proviennent de ces amis et le peu de retour de leur part a été pour moi une blessure. Je croyais faire remonter leurs expériences, les mélanger aux miennes et les nourrir avec de nombreuses références bivliographiques. Ce livre, je l’ai aussi écrit pour l’étranger, je rêvais d’une traduction espagnole ou brésilienne, sans plus croire à une traduction anglaise. Pas un seul de mes livres n’a été traduit. Il aura fallu vingt ans pour que « Act Up, une histoire » sorte bientôt en format poche, c’est pour dire.

 

A 64 ans, je vais bientôt prendre ma retraite. L’échec de « I Love Porn » est peut-être un signe qu’il vaut mieux terminer cette carrière. J’ai écrit ce livre positif pour les gays, après des livres qui sont tous des alertes, je voulais leur offrir un dernier volume qui les mettait en avant. Je l’ai écrit pour leur faire plaisir. Les gays s’en foutent, les médias s’en foutent, merci pour tout, je vous emmerde. Désormais, je vais commencer à écrire mes mémoires, mais je ne signerai pas un contrat d’édition qui ne soit pas correct pour ce long travail. Je pourrais très bien aussi écrire un petit essai de 150 pages sur mon avis définitif sur la musique, ce que certains amis me reprochent de ne pas avoir publié. Mais là aussi, je ne signerai pas pour un contrat au rabais. You don’t want me, I don't want you either.

 

Les quelques signatures dans les librairies et les salons du livres m’ont fait comprendre à quel point les gays sont absents partout où je vais. Mais même lorsqu’on célèbre une sexualité sans trop de contrainte après une crise du sida qui a laissé des cicatrices profondes, ils ne sont même pas capables d’apprécier un livre qui est un hommage à toute cette sexualité et identité. Ce livre positif se termine donc comme les autres. Vous êtes des cons. Votre égoïsme est étouffant. La génération des trentenaires au Cox est aussi décevante que celle des très jeunes pour qui l’histoire LGBT n’est pas un attrait. Vous passez votre temps à suivre des stars Only Fans qui ont 300.000 followers, mais vous ne voulez pas savoir pourquoi. Vous bouffez du porno mais vous prétendez ne « pas aimer ça ». L’Eurovision est votre niveau de culture. Vous prétendez être woke, mais il n’y a que votre vie qui vous intéresse.

 

Je suis aigri? Et alors? Blacklisté par une partie de la communauté LGBT, par les télés, tout ça à cause de mon soutien à la cause palestinienne, méprisé par l’Académie et les sociologues qui ont pourtant dans ce livre un document unique sur la sexualité d’aujourd’hui, fragilisé par une précarité qui ne m’a pas quittée depuis mon licenciement de Têtu en 2008, je suis dégoûté par votre égoïsme, je n’ai plus envie d’écrire pour vous, de vous alerter quand quelque chose se produit et dont personne ne parle. Le centre d’archives LGBT / sida à Paris, c’est pareil, je n’y crois plus et je sens de plus en plus que ce centre n’existera pas avant ma mort. Je suis un lanceur d’alerte, même si ce terme m’est totalement étranger et si mes alertes vous emmerdent, si vous ne pouvez pas être plus nombreux à une simple signature de livres aux Mots à la Bouche, well, fuck you.