Je suis bien conscient que je n'ai jamais aussi peu écrit sur ce blog depuis des années. Comme tout le monde ou presque, je suis affecté par l'actualité et la perte de temps liée aux réseaux sociaux. Tous les jours, je vois des messages sur Twitter qui ne provoquent aucune réaction et le mouvement des gilets jaunes, que je soutiens, suscite un mépris politique qui me déprime. On dirait qu'il n'y a plus qu'une vingtaine de personnes qui expriment des sentiments sincères. Le défaitisme prend des proportions internationales. Heureusement que les choses se passent bien en Algérie, pour l'instant.
Tous les trois mois, je dois désormais m'adapter à un nouveau signe de la vieillesse, une fatigue face à l'effort que je ne connaissais pas avant, le besoin de faire la sieste en fin d'après-midi sans trop culpabiliser, le besoin aussi de me vider la tête tous les soirs sur Netflix, une boulimie de documentaires à la télé sur les pays lointains, les voyages que je ne ferai jamais car j'ai accepté désormais que ces pays, comme la Nouvelle Zélande ou le Brésil sont hors de portée, financièrement, physiquement, sentimentalement.
L'année dernière a été un tournant, j'ai mis six mois pour m'adapter à mes derniers soins dentaires. J'ai accepté progressivement que la solitude serait désormais permanente, et puis, à 60 ans, il faut bien se résoudre au fait qu'il faut arrêter de chercher quelqu'un. Cette solitude est celle des personnes âgées en général et elle ne me dérange plus, c'est comme si je m'étais libéré de cette obligation. Le travail sur cet âge, c'est précisément de s'adapter. Les discussions hebdomadaires avec ma mère abordent souvent ce sujet : c'est pas si mal d'être enfin tranquille. Depuis l'été dernier, j'ai rencontré deux hommes noirs qui se sont bien occupés de moi, mais rien de sérieux. Je suis beaucoup plus apaisé sur ce sujet, sûrement parce que je me dis que si quelqu'un était intéressé je le saurais, donc cela veut dire que cela ne sert à rien d'attendre. Ma dernière sortie en club a été une autre leçon : je me suis dit qu'il fallait vraiment arrêter (la tête des kids quand ils voient un pappy est gérable à minuit, beaucoup moins à 3 heures du matin lol). Ma sédentarité s'est accentuée, j'ai énormément ralenti mes voyages et les interventions à l'extérieur et, à vrai dire, j'ai du mal avec la ville désormais, je n'y trouve aucun intérêt et je quitte toujours ma maison avec regret.
Mon jardin et la nature ont pris presque toute la place. Je sens toujours grandir en moi cette passion, tous les soirs avant de m'endormir je suis dans une rêverie de ce qui reste à faire ou de ce que j'ai fait dans la journée. Le terrain est si grand ici que la moitié du jardin est toujours à défricher, les ronces occupent encore un bon hectare. Quand ça va mal, ou au contraire quand je suis en forme, je prends mon sécateur et je m'attaque à une montagne de ronces. Je n'ai plus la force physique de manier une débroussailleuse, pourtant beaucoup plus efficace, alors je coupe les ronces tige par tige pour ne pas être écorché de tous les côtés. Ces bêtes sont incroyablement insidieuses, elles ont une manière de se défendre bien à elles. Je fais des gros tas de branches en avançant dans le massif et quand j'arrive au sixième ou septième tas, je considère que j'ai bien passé mon après-midi. Je récupère des surfaces qui deviendront une prairie fleurie. L'air et la lumière nourrissent la perspective. L'accès à la forêt est plus ouvert, le bûcheron a fini de couper les arbres morts, il est enfin temps de replanter le sous-bois qui a été détruit lors du grand feu. Et puis, il y a le potager et l'accès direct à la maison qui sont en voie d'être terminés, ce sera fini ce printemps. Retourner la terre sur 15 mètres a été épuisant, ainsi que le décaissement de l'allée centrale, mais j'y suis allé méthodiquement, patiemment, même si pour l'instant cela ressemble toujours à un chantier pas vraiment esthétique.
Cette passion pour la nature dévore tout le reste, dépassant le travail d'écriture, le livre sur le porno à terminer, même le rendu de certains articles. Après tout, je suis entré dans une période de préretraite et je ne sens moins dans l'obligation de "produire". Mon métier de journaliste n'a pas bonne réputation, il est détruit jour après jour par les enjeux politiques et après mon tweet de 2017, je savais qu'une année sabbatique ne ferait de mal à personne. Cet hiver, j'ai fini de vendre ma collection de disques, ce qui m'a permis de prendre deux mois à l'écart, ce ne m'était pas arrivé depuis longtemps. Cela fait 17 ans désormais depuis mon départ de Paris et je ne suis plus la même personne, j'ai trouvé ici une indépendance que je ne pourrais pas trouver ailleurs. Je ne me sens plus pressé. Même ce livre sur le porno, qui aurait dû être terminé depuis plus d'un an, il n'y a personne qui peut l'écrire à ma place, je n'ai aucune compétition. Et comme mes autres sujets politiques sont dans l'impasse à cause de la mairie de Paris et du gouvernement actuel (la mémoire LGBT, le centre d'archives, la reconnaissance des militants sida, même la PMA), je dois bien admettre que l'horizon est bouché à court ou moyen terme.
La colère a toujours été un élément central de mon caractère, elle est de plus en plus alimentée par nos dirigeants qui n'écoutent pas les attentes européennes sur le climat et l'écologie. Pour la première fois de ma vie de militant, j'ai écrit une longue lettre à là ministre de la santé à qui je me suis défini comme "un gilet jaune du sida" et qui m'a répondu, deux mois plus tard, dans le plus grand style "Computer says no". Je m'en doutais, à vrai dire. Ma génération vit dans la précarité et je m'inquiète pour des personnes comme Hélène Azera, toutes celles et ceux qui travaillent sur le souvenir. Les gens nous poussent gentiment vers la sortie.
A la campagne, l'hiver est toujours une épreuve, c'est le deuxième que je passe dans cette maison et ses murs épais me protègent du froid et du manque de lumière. J'ai presque fini de repeindre tous les murs dans un éventail de couleurs nouvelles pour moi, plus flashy, des teintes qui jurent presque entre elles. Presque tous les soirs, le feu dans la cheminée est une présence qui alimente la solitude, le fait de rentrer le bois, s'occuper et entretenir les flammes, choisir une belle bûche, regarder les braises avant d'aller se coucher, c'est comme si je m'adressais mentalement au foyer, me demandant s'il y aura assez de bois avant le mois d'avril. La répétition incroyable des jours que l'on remarque avant d'aller dans la chambre, vérifier que la porte d'entrée est bien fermée, se laver les dents, préparer une bouillotte pour le lit, éteindre les lumières toujours dans le même ordre, quand on devient âgé cette répétition devient presque philosophique.
Il y a quelques jours, il a enfin plu après des semaines de soleil et j'ai semé à la volée des milliers de graines sur le sol nettoyé de la prairie à venir, plusieurs variétés de pavots et de coquelicots, d'immortelles, de bleuets à fleurs doubles, surtout des fleurs qui nourrissent les abeilles comme du trèfle rouge. J'ai aussi ouvert depuis une semaine ou deux un compte Instagram sur ce jardin, une décision illogique vu ma fatigue des réseaux sociaux mais, cette fois, je ne me laisserai pas envahir par les commentaires et les demandes de discussion. Cet Instagram est purement informatif, je ne cherche pas les likes ou quoi que ce soit, c'est comme un journal de ce bout de terrain qui m'entoure, les petits objets que je dispose ça et là, les plantes qui se ressèment dans des endroits étonnants, les photos prises par les amis de passage - et surtout pas un seul selfie. Ce jardin m'offre la satisfaction que la société me refuse, c'est le seul endroit où je sens aller les choses dans le bon sens, même si le gel ou la sécheresse peuvent tout détruire. Ce sont ces quelques hectares qui me rappellent le chemin parcouru dans cette vie, ils font remonter mes souvenirs d'enfant à la ferme.
Je commence à penser à écrire "mes mémoires".
Je suis né à la campagne en Algérie et je mourrai à la campagne en France.