Il y a un
an exactement, jour pour jour, j'ai accidentellement mis le feu à un hectare de
sous-bois et c'est une des raisons pour lesquelles je n'ai pas écrit sur ce
blog depuis longtemps. Je me considère assez précautionneux pour ne pas faire
de conneries chez moi mais cette fois, I fucked up. I really fucked up. Je ne
dis pas ça souvent, profitez-en. C'est une longue histoire mais elle a des cotés
amusants.
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yourself, le 17 août 2016. C'est la canicule, même en Normandie, il n'a pas plu
depuis longtemps. Je me lève et je reçois un mail qui me rappelle que je suis
fauché et je suis contrarié. Pour me changer les idées, je décide d'aller
nettoyer le terrain de la maison dans laquelle je vis désormais. Je me dis
qu'un feu me fera du bien, depuis toujours j'ai une relation thérapeutique avec
le feu, dans le jardin comme dans la maison avec la cheminée. Quand j'arrive,
au lieu de me diriger vers le fond du terrain qui est un endroit toujours
humide où un tas de branches m'attendait, je décide de faire un feu près de la
maison, quelques broussailles, des ronces surtout. Dès le début, je fais le
mauvais choix, je suis contrarié, j'ai besoin d'une satisfaction rapide sinon
instantanée, je ne réfléchis pas, je fais le con. Je prépare le feu, je ratisse tout autour pour délimiter
le foyer mais je ne tire pas le tuyau d'arrosage au cas où ça dégénérerait. Il
est 13h, c'est une belle journée.
Ai-je
mentionné que le feu donne sur le début de la forêt? Tchip. Je lance mon feu
qui part bien (c'est la canicule) et en 5 minutes tout est consommé. Ça s'est
bien passé. Non, en fait. Je découvre que ce terrain pierreux fourmille de
cailloux qui se brisent sous l'effet de la chaleur et quelques-uns sont
projetés à quelques mètres. Il y a de la mousse séchée, des feuilles mortes de
houx et de chêne, des genêts. En quelques secondes, une lame de feu se forme
sur le bas de la forêt. Je cours avec ma pelle, j'essaye d'éteindre les flammes
qui font désormais un mètre de hauteur, je glisse sur les rochers, les flammes
grandissent et s'étalent, je réalise avec stupeur que je viens de me faire
déborder. Des voitures s'arrêtent sur la route, les gens appellent les pompiers
et je ne peux plus rien faire, la chaleur est trop forte et le tuyau au
d'arrosage est trop loin.
Les
pompiers mettront 20 minutes pour arriver et j'assiste, abasourdi, à la
progression lente mais soutenue du feu.
Heureusement, il n'y a pas de vent (je n'aurais pas brûlé quoi que ce
soit, je suis con mais pas fou à ce point), mais l'incendie avance sans
obstacle. Régulièrement, un houx s'embrase dans un bruit fracassant et les
feuilles vertes claquent dans l'air, les flammes avancent dans un sous-bois
envahi de ronces et de fougères Aigle, un matériau aussi volatile que la
paille. A ce stade, tremblant en attendant les pompiers, je me suis mis à
l'ombre, près de la voiture, la tête dans mes mains, au bord des larmes. Je
suis aussi brûlé sur les jambes, les bras, les mains mais curieusement ma barbe
n'a pas cramé. Je mets tout de suite sur les brûlures mon remède qui guérit tout,
celui qui est toujours dans ma voiture, le baume japonais Menturm que m'a envoyé
Madjid. Les voisins arrivent, ce sont des agriculteurs et la femme m'insulte
tout de suite : "ça devait arriver! Nous, les agriculteurs on nous fait
chier tout le temps mais ça au moins on ne le fait pas! Vous êtes en train de
brûler aussi notre terrain!". Je suis étonné qu'on aborde tout de suite le
désarroi de la condition paysanne mais comme je suis fils d'agriculteur, je
prends bien la critique, mieux, je la confirme en admettant que je suis un gros
con. Ça la calme tout de suite, son mari arrive et il est plus gentil, puis le
maire du village et chaque nouvelle personne est accueillie par un mea culpa de
ma part. Pour un mec qui va s'installer dans le coin, c'est la pire manière de
se présenter.
Les
pompiers arrivent enfin après 20 minutes qui restent un des pires moments de
ces dernières années. Quand je me suis cassé la jambe il y a 5 ans, c'était
effrayant mais plus fun. Les pompiers râlent, il fait une chaleur pas possible
(c'est la canicule), mais ils se mettent tout de suite au travail et les lances
éteignent le feu qui court aussi sur le fossé bordant la route. Le chef de
gendarmerie arrive et prend le contrôle des opérations, je lui raconte tout, il
me demande pourquoi je fais un feu à côté d'une maison qui ne m'appartient pas,
je lui explique que je nettoie le terrain avant de m'y installer. Il me
rappelle que seuls les agriculteurs ont le droit de faire un feu, ce que je
savais. Comme c'est la province et que c'est la Gendarmerie, l'homme est
correct, poli.
Assis sur
une pierre, je regarde les pompiers travailler. Un autre camion citerne arrive,
plus gros, les lances sont plus longues et les pompiers cherchent tout de suite
à circonscrire le feu qui monte vers la forêt. S'il arrive à la crête, limite
de mon terrain, rien ne pourra l'arrêter car il sera hors de portée des secours.
Pendant deux heures, je vois arriver un troisième, un quatrième puis un cinquième
camion citerne et le feu n'est pas entièrement éteint. Je n'arrête pas de
trembler, je suis sous le choc. Deux journalistes de la presse locale arrivent
comme des vautours, je leur raconte ce qui s'est passé en leur demandant de ne
pas mettre mon nom dans l'article. Non je ne veux pas être pris en photo. Tout
le monde me regarde comme si j'étais redevenu un enfant de 10 ans mais tout le
monde est finalement gentil, c'est la campagne, ça arrive et surtout les gens
comprennent (parce que je n'arrête pas de le dire) que je suis vraiment
vraiment désolé. La voisine vient me voir et s'excuse de son emportement et je
lui dis "Non, je le mérite, vous aviez raison", le maire fait venir
quelqu'un pour tronçonner un arbre mort qui se consume sur pied, comme un totem
calciné. Un à un, les pompiers descendent se reposer à l'ombre pensant que les
autres éteignent les dernières flammes. Je demande au gendarme si je vais être
inquiété. Il me répond qu'une amende est probable, il faudra venir à la
gendarmerie pour faire une déposition. Super, moi qui venais me changer les
idées à cause de mes problèmes de fric...
Au bout de
3 heures, le feu est calme et le gendarme s'approche de moi
"- Monsieur, je n'ai pas vu que vous étiez brûlé
- Oui je vais aller
aux urgences, j'attendais de voir comment ça se passe ici
- Mais vous n'allez pas aux urgences tout seul, j'appelle le
Samu tout de suite, je ne vous laisse pas partir comme ça, on dirait que vous
avez des brûlures au 3ème degré"
Déjà, ma peau est boursouflée sur les jambes, les bras surtout et les genoux
sont en sang parce que je me suis éraflé sur les rochers en essayant d'éteindre
le départ de feu. J'ai mal mais j'ai surtout honte et mon cerveau a mis la
culpabilité au premier plan. Très vite, le Samu arrive. Je prends mes affaires,
monte dans le camion et je me trouve entouré d'une secouriste et de trois
hommes et c'est là, forcément, que je réalise enfin la douleur physique. Le
personnel est tout à fait au courant de la procédure liée à une personne
séropositive : questionnaire rapide sur les traitements, le niveau de la charge
virale et des CD4, etc. On me donne les premiers soins, j'entends pour la
première fois "Écoutez, vous avez honte mais la maison n'a pas été inquiétée,
vous n'êtes pas brûlé au visage, ce n'est qu'un bout de forêt, ça pourrait être
pire". Je pense à l'espace naturel que je viens de détruire, la végétation
noire, ce trou géant sur le côté de la route, recouvert de cendres. Il est 17h
et je suis toujours tremblant, direction l'hôpital d'Alençon.
Je le
connais bien maintenant, j'y ai découvert mes problèmes cardiaques en 2008 et
c'est aussi cet hôpital qui a soigné ma jambe cassée en 2012. Sur le lit, je
réalise l'étendue des brûlures. Pas joli à voir, ça fait extrêmement mal mais
je suis tellement choqué par ma connerie que les premiers soins ne sont pas si
douloureux, il faut surtout nettoyer les plaies et recouvrir d'une crème. Très
vite, je ressemble aux danseurs momifiés du clip des Daft Punk, "Around
The World". Mes jambes, mes bras et
mes mains sont recouverts de bandages. Chaque nouvelle personne qui arrive
dans la chambre est accueillie par un "Je suis désolé" de ma part et
ça commence à être ridicule. J'appelle mon ami et voisin Ray pour qu'il m'amène
chez moi, please. Il y un truc cool avec les Anglais, même quand ils sont
effrayés de vous voir dans un tel état, ils ont toujours cette retenue qui
atténue le drame. "The great British reserve". Ray connaît ma passion
pour le feu, il était logique que ça m'arrive un jour. Sur le chemin de ma
maison, je m'arrête chez le pharmacien pour prendre des antidouleurs. La tête
des gens. Avant de partir de l'hôpital, on m'a donné le calendrier des soins.
Je dois venir tous les jours pendant au moins 15 jours pour changer les
pansements. C'est la mi-août, mon été est déjà foutu.
Arrivé
chez moi, je suis enfin seul, ce que j'attendais depuis plusieurs heures.
Allongé sur mon lit, je tremble toujours. Un incendie, c'est traumatisant. Des
visions de flammes ne cessent de resurgir devant moi, le regard des gens, les
arbustes en feu, c'est un cauchemar. Je prends un Lexomil et un joint, ça aide
mais pas vraiment. Impossible de dire ça à ma mère qui vit à 20kms, ça serait
invivable. Je n'arrête pas de penser aux répercussions légales et pratiques. Une
amende? Une plainte? Un problème d'assurances? Je reste deux heures à regarder
le plafond de la chambre. Comme il est presque 21h et que je suis épuisé, je
décide me coucher et d'attendre le lendemain.
La nuit
est bien sûr riche de cauchemars pyrotechniques. Au matin je suis toujours
aussi mal. Je ne peux pas me doucher à cause des pansements et de toute manière
ce serait trop douloureux. Je me concentre sur mon premier rendez-vous à
l'hôpital. Je rencontre l'infirmière qui va s'occuper de moi pendant les 20
jours suivants. C'est une dame de 55 ans à peu près, typique normande, gentille
mais un poil autoritaire. Et c'est là, en enlevant les bandages, que je
comprends l'étendue des brûlures. Pendant la nuit, les plaies ont boursouflé,
d'ailleurs elles n'arrêteront pas de se métamorphoser pendant tous les soins.
Elle m'explique comment ça va se passer et moi je lui parle de mes inquiétudes
psychologiques, la honte, la culpabilité, l'incertitude médicale qui s'ajoute
aux autres fragilités sociales, le RSA toussa. Ce premier RDV durera plus de 2 heures.
Je rentre chez moi hébété, alors que l'été cogne de plus belle. Je ne supporte
pas une seconde le soleil, c'est comme un rappel direct, physique, du feu de la
veille. Seul mon lit est un réconfort, je suis allongé sur le dos, le moindre
drap me fait mal, je comprends que je suis complètement immobilisé pour 15
jours au moins. Impossible de faire quoi que ce soit dehors donc pas d'arrosage
même si les plantes crèvent. Je finis par me dire que cette immobilisation
pourrait au moins servir à quelque chose : écrire. Après tout, je dois
commencer un livre sur le porno dont j'ai signé le contrat quelques mois
auparavant. Je me dis que si j'arrive à écrire pendant 15 jours non stop,
quelque chose de positif sortira de tout ça. Et je me mets au travail. Il y a
un truc formidable dans l'écriture, c'est qu'on peut le faire partout. Au bout
de trois jours, j'ai toujours des visions de feu et je sais que je devrais
consulter un psy. Mais avant, j'arrive à me convaincre que si j'arrive à bien écrire,
je pourrai ainsi évaluer ma résistance. Si je parviens à produire 2 articles
drôles, pour Slate ou pour Brain, à un moment où mes idées sont suicidaires,
alors je pourrai me considérer comme en bonne voie.
Et j'écris
bien. L'immobilisation stimule l'écriture. J'écris d'un trait, je vois que
j'avance. Tous les jours, je vais en ville pour changer les pansements et
nettoyer les plaies et ça devient de plus en plus douloureux. Il faut enlever
toutes les peaux mortes. Chaque jour je parle un peu plus à l'infirmière qui va
être la seule personne qui va répondre à mes inquiétudes et qui va
m'accompagner presque comme une psy. Elle me raconte son expérience avec des
patients brûlés lors d'écobuages ou d'accidents domestiques. Elle aussi me dit
que ça aurait pu être plus grave. La relation se développe, je voudrais parler
du feu avec mes frères mais je suis toujours dans un état d'esprit stoïque,
attendant le verdict de la gendarmerie.
Au bout
d'un mois, le gendarme m'appelle pour me dire que l'affaire est sans suite, je
dois simplement venir signer la déposition et m'engager à ne plus faire de feu.
Les rares amis à qui je raconte cette histoire me disent que c'est un acte
évident de surpuissance. Je prenais un risque mais je comptais sur mon
expérience du feu pour me sortir d'un geste idiot. Sur le bord de la route, les
grands arbres n'ont pas été attaqués mais tout le reste est en cendres, on
dirait qu'un dragon de GoT est passé par là. Bon, d'un autre côté, ça n'a
jamais été aussi clean. Plus de ronces, plus de broussailles, le versant abrupt
de la forêt est dégagé.
L'été 2016
est aussi celui du Burkini, de la politique toujours plus révoltante. J'ai
l'impression que chaque tweet pourrait me faire exploser, basculer dans la
perte de contrôle. Tout me révolte. Deux amis proches m'ont quitté, ça me mine.
Mon principal sexfriend prend ses distances, il est lassé. Il a le droit mais
je suis encore plus seul. Peu de visites chez moi. Je sais que 2016 est une
année creuse, je n'ai pas d'actualité comme on dit, pas de livre qui sort et
personne ne peut encore entrevoir le succès de "120 BPM". Je baisse la tête, la campagne
présidentielle se rapproche et amplifie mon dégoût de la société. Je déteste de
plus en plus les gens riches, ça devient physique. Le feu m'a fait comprendre
qu'à ce stade de ma colère, il vaut mieux me taire. Trop de surpuissance? Je
vais être plus humble et me retrancher dans l'écriture et la préparation de mon
déménagement. Je dessine mon prochain jardin qui sera sûrement le plus beau de
ma vie, le résultat d'années d'expériences. Dès le début de l'automne, je
remplis mon pick-up de plantes de mon jardin vers leur prochaine maison où
elles seront plus heureuses avec plus de place et plus de lumière. L'automne,
l'hiver, le printemps, je ne fais que ça tout en écrivant. Tout mon surplus de
colère est absorbé par l'attention que je donne à ces plantes qui sont presque
mes enfants et qui comptent plus pour moi que mes meubles ou mes disques.
Au mois de
février, mon 59ème anniversaire me fait basculer vers les soixantenaires.
"Nothing fucks you harder than time". Je me considère comme un
exemple de ce qui arrive aux gays âgés que le reste de la communauté regarde
sans rien faire. Facebook me fatigue, Twitter me permet de péter un câble de
temps en temps, Tumblr est le reflet de mon "moi invisible". Soudain
Cannes arrive et tout bascule. Mon premier livre "Act Up, une
histoire" ressort. En le relisant, je découvre que c'est toujours un bon
livre. J'écris une nouvelle préface où je témoigne de ma fragilité. Quand j'ai
fini ce livre, en 1999, nous étions en pleine bulle Internet. Je gagnais bien
ma vie. Je ne croyais pas encore à la précarité du XXème siècle, ce qui
explique certains avis prétentieux de ma part qui me dérangent désormais. Ce
feu qui m'a marqué l'été dernier m'a servi de leçon. Je m'en suis sorti seul
mais je n'aurais pas pu le faire sans cette infirmière qui s'est occupée de
moi. Deux mois après la fin des soins, je lui ai apporté un grand sac de noix
de mon jardin. C'est ce qu'on fait à la campagne : donner ce que l'on a. Et
j'ai beaucoup à donner encore.