mardi 19 mars 2013

Dilemme du tattoo




J'ai réalisé qu'à force d'écrire d'une manière parcellaire sur les tatouages, dans le porno ou dans la vie de tous les jours, je n'avais pas encore mis au point un avis global sur un phénomène qui ne cesse de prendre de l'ampleur. Je suppose que je suis passé par toutes les étapes du pour et du contre et que tout cela remonte à très longtemps. Et puis je me suis enfin décidé.

Comme toujours chez moi, il faut retourner au début des années 80 quand je suis allé à Düsseldorf pour essayer d'interviewer Kraftwerk et Arno Breker pour Magazine (échec pour les deux). En attendant le train qui allait me ramener à Paris, dépité et en colère, devant la gare, un homme est passé devant moi et son visage était pratiquement recouvert de tatouages, ce qui était extrêmement rare à l'époque. Il était grand, bien foutu, les cheveux rasés et il est resté pas mal de temps à attendre je ne sais quoi, peut-être un bus. À un moment, je me suis même demandé s'il faisait le tapin. J'étais pétrifié de timidité et de désir, aujourd'hui j'aurais le courage d'aller lui parler. Mais là, ce n'était pas mon pays, je ne parlais pas allemand, j'étais encore sur la déception de ces deux interviews ratées et finalement, j'ai passé une demi-heure à regarder cet homme en essayant de comprendre. Sortait-il de prison? Est-ce que le reste de son corps était tatoué? Finalement, avant de monter dans le train, je me suis vengé en photographiant 3 skinheads qui ont posé avec des cris à la "Oi!". Je dois avoir le négatif quelque part.


On est donc au milieu des années 80. J'ai 25 ans ou plus, j'ai déjà un avis tout préparé sur le tatouage. C'est ce que l'on fait en hommage aux tatoueurs classiques, ceux qui font des symboles maritimes, des dessins démodés des années 50 comme des fleurs, des marques de loubards ou de rockers que l'on publiait dans Magazine. Surtout, c'était quelque chose que l'on décidait quand on était amoureux ou qu'on était dans la peine. Et donc, quand j'ai rencontré le big love de ma vie, Jim, je l'ai amené chez un tatoueur qui était dans une petite rue derrière mon appartement de la rue Cardinet, dans le 17ème arrondissement. C'était 1988 et le tatouage n'avait pas encore effectué sa grande mue. Ce tatoueur était un vieux monsieur, dans une boutique minuscule qui était là depuis longtemps. Dans ses catalogues, il y avait des trucs gruesome comme des nanas à poil, même si c'était la fin de cette tendance. Mais c'était le premier voyage de Jim à Paris, on était très amoureux et on avait l'idée de se faire le même tatouage sur le bras. Une rose, parce qu'il y avait tous les modèles de fleurs dans le catalogue et c'était le genre de thème qui recommençait à se faire, dans le genre Pierre & Gilles et Marc Almond.


Now, il faut se rappeler qu'en 1988, deux mecs qui allaient chez un tatoueur pour se faire dessiner le même tatouage, c'était à peu près l'équivalent aujourd'hui de 2 hommes qui réservent une chambre d'hôtel avec un grand lit. C'était accepté mais juste limite et il y avait certains tatoueurs qui n'aimaient pas ça, c'était assez radical quoi. Le vieux monsieur nous a regardé, il a grommelé un truc mais il y avait rarement du monde dans sa boutique et il avait besoin de travailler.


Jim était content de son tatouage, c'était son premier, moi je m'étais déjà fait un petit sur l'avant bras avec son nom, pas très lisible d'ailleurs, ce qui m'a tout de suite fait comprendre que les tatoueurs de l'époque n'étaient pas très bons en matière de typographie mais bon. L'été suivant, à Fire Island, les gens nous demandaient si on était frères ou quoi car on se ressemblait et qu'on avait le même tatouage. On répondait en souriant "Mais non, on est boyfriends".


Ensuite, je me suis fait une autre rose à côté de la sienne mais on arrivait dans les années 90 et Jim est mort du sida et je n'avais plus d'argent pour faire d'autres tatouages. C'est à ce moment que la première vague de renouveau est arrivée, les séropos se tatouaient comme si le Jugement dernier était arrivé la veille et le début de la mode celtique et tribale a explosé avec les raves et les teknivals. Il a fallu plusieurs années pour que je fasse mon deuil de Jim en retournant à New York où j'ai décidé de laisser tomber les fleurs pour des tatoos à base d'écriture. Les Américains ont une très belle écriture, très délicate, que j'ai toujours préférée à l'écriture française et je suis allé chez une jeune femme du Lower East Side qui était gentille et qui m'a écrit sur chaque épaule un titre de house qui reflétait bien mon état d'esprit d'alors. Sur l'épaule gauche Where Love Lives en hommage au disque d'Alison Limerick. Sur l'épaule droite Love Is The Message en référence au classique de MFSB.


Commence ensuite le long tunnel sans argent qui m'a convaincu que ces délires de tatouages, c'était finalement trop cher. Les premières fleurs sur les bras ont légèrement commencé à perdre leurs couleurs et pourtant je m'étais promis que je ne ferais pas partie de ces gens qui laissent leurs tatouages s'affadir. Quand j'allais à l'étranger comme au Mexique, j'avais envie d'en profiter pour choisir des motifs que l'on ne voyait pas beaucoup en France. Mais je redoutais déjà les risques d'infection par Hépatite C et moi-même étant séropo, je n'avais pas envie de prendre le risque. Il aura fallu attendre les années 2000 pour que les procédures de stérilisation soient généralisées mais, entre le délire tribal qui provoquait les moqueries chez les gays et le délire du signe Bio-Hazard repris par les barebackers, je me suis convaincu que mes tatouages seraient un projet avorté. Après tout, il y avait des choses autrement plus urgentes à faire dans le monde.


Donc pendant ces années, j'ai observé la révolution du tatouage à travers le porno qui est une vitrine extrêmement fidèle de ce qui se passe dans la vraie vire, pour le meilleur et pour le pire. Sur ce sujet, j'ai écrit. On a vu aussi sortir les livres sur les tatoueurs russes. Et puis il y a toute la discussion sur la modification corporelle. Avant ça, mes dernières années à Paris, j'ai vu l'explosion des tatoo parlors partout, je vivais rue Tiquetonne où ça se multipliait de mois en mois, sans compter Bastille qui a toujours été le quartier du tatouage à Paris.


Ce qui a changé beaucoup de choses, c'est quand les Noirs ont suivi l'exemple des Latinos de la Côte Ouest et qu'ils se sont vraiment mis au tatouage. Avant, avec leur peau foncée, ils le faisaient rarement. Mais le Brésil a imposé de nouveaux dessins, le Mexique surtout et cette influence a été déterminante. Sur une peau noire, on peut finalement se permettre des traits épais, du branding et des lettres gothiques immenses sur le ventre qu'une peau claire rendrait parfois laids. Bien sûr, ça n'a pas empêché des gays de se faire des dessins celtiques en marque XXXXXXXXL qui leur prenaient tous le dos jusqu'à arriver aux creux des fesses. Brrr. Et il y avait tous ces Blacks convicts qui ont développé un style et la guerre en Irak a aussi renouvelé le tatouage militaire avec des logos de régiments absolument superbes que l'on voit dans tous les films pornos d'Active Duty.


Le tatouage japonais ou maori, qui étaient sûrement considérés comme les plus beaux au monde, ont vu leur suprématie décliner avec la fin des années 2000.


À ce stade, j'étais passé par toutes les étapes de la bathmologie :
- C'est pas la peine, t'as raté le coche"
- Tu ne vas pas t'y mettre à ton âge, et puis tu ne fais plus de gym
- Ca coûte trop cher, t'auras jamais les sous
- Finalement, ce qui est génial, c'est de ne pas avoir de tattoo et les tiens sont si vieux que c'est comme si t'en avais pas
- Heureusement, tu n'as rien de tribal, t'aurais ressemblé à une vieille séropo
- Y'a que les tatouages américains qui m'intéressent anyway
- J'ai toujours pas trouvé un tatoueur vraiment sympa
- blahblahblah
Bref, des excuses.



Tumblr a sûrement changé mon point de vue sur tout ça. Il y a une image adorable sur laquelle je suis tombée : c'est un bocal en plastique avec dessus une étiquette qui dit "Tattoo money"; Dans le bocal, quelques billets de 1 dollar, de la petite monnaie américaine. So sweet. On pouvait économiser. Mais le truc qui m'a vraiment fait changer d'avis, ce sont les nouvelles nuances de couleurs qui sont désormais si populaires. Avant, dans le tatouage, il n'y avait vraiment que les Japonais pour oser des mélanges de couleurs flashy, allant de l'orange au bleu bébé, le rose presque fluo au vert vraiment aquatique. À mon époque, les couleurs, c'était surtout des couleurs franches. Le bleu était bleu, le rouge était rouge, et basta. Aujourd'hui, on voit des mecs (blancs) qui se font des tattoos sur le flanc du torse avec uniquement des nuances de bleu. D'autres qui prennent l'orange vif comme couleur dominante. Et toutes ces couleurs intermédiaires, avant peu respectées par les tatoueurs, sont désormais utilisées à grande échelle, ce qui a été vite repris par les hipsters et ne parlons pas de l'effet promotionnel des émissions de télé comme Miami Ink (quand vous allez à New York, il y a des immeubles entiers recouverts des pubs pour ces séries télé, déclinées dans plusieurs villes). Il y a aussi la mode qui a repris ça avec c'te folle qui s'est fait tatouer une tête de squelette sur le crane (how conceptual) et puis les kids qui se tatouent à 13 ans quand, avant, les parents auraient plutôt préféré crever.


Et enfin, ce qui fait que je me sens à nouveau attiré par ça, c'est la pénétration du graphisme et de la typographie dans le tatouage. Pendant des années, c'était très difficile de trouver un tatoueur avec des séries de lettres qui soient vraiment chic. Il n'y a pas de délire Helvetica dans le tatouage, je vous le garantis. Mais sur Tumblr, on voit sans cesse ces slogans avec des typos qui s'adaptent très bien avec l'anatomie humaine. Avoir "Typo fan" écrit sur le bas de la jambe, sur le mollet, un homme de 55 ans comme moi peut le faire. Avoir "Damn!" tatoué sur le pec droit, c'est un truc drôle qui vieillira bien même si on se flingue dans un an. Choisir "Yes!" pour un tatouage dans le cou, ça veut dire que vous dites oui à la vie même si vous n'y croyez plus. Et puis, j'en ai déjà parlé, il y a tous ces mecs qui se tatouent des trucs sur les pecs ce qui fait que, de loin, on dirait qu'ils sont poilus. Je m'étonne d'ailleurs de ne pas avoir déjà vu un mec qui se ferait dessiner des poils sur le corps. Quand on voit l'importance des pecs poilus dans l'érotisme masculin, surtout après deux décennies d'épilation forcenée, ça serait la vengeance totale.

Enfin, et on peut faire un shout-out sur ce qui se passe en France, il y a un renouveau du tatouage marin traditionnel avec un trait débarrassé de tout surplus pour renouveler des classiques du genre en leur donnant une propreté nouvelle.

Quand vous allez dans un magasin de journaux, il y a beaucoup de revues de tatouages et admettons-le, ces photos, ces thèmes, c'est toujours la boucherie. Genre, au secours. Il n'y a pas un seul magazine qui reflète par sa maquette et ses reportages la vraie modernité d'un style de tatouage qui s'est complètement renouvelé en 5 ans à peine, ce qui est très rapide pour n'importe quel style de média corporel. Il faudrait un BUTT du tatouage ou un Surfer magazine du tatouage. Car ce qui se fait dans les conférences internationales ou les congrès de tatouage, avec ces artistes venus du monde entier, c'est vraiment fabuleux. Et ça donne envie d'y aller à fond, même s'il faut vendre ses disques (ahah) car un tatouage coûte toujours cher.

Avant que la prochaine génération de kids revendique l'absence de tatouage comme signe de rébellion, ou invente d'autres symboles de marquage, il y a devant nous une fenêtre de 10 ans pendant laquelle ce genre va continuer à grandir. Qui sait si les pays asiatiques comme l'Inde vont inventer un style Bollywood tatoo? Qui sait si d'autres pays asiatiques vont inventer l'équivalent de la K-Pop du tatouage? Peut-être un revival scandinave ou russe?


Et surtout, que va faire l'Afrique? Ça, c'est définitivement le futur.


Think Africa and tatoo. Je suis prêt.