Cela fait six mois que j'aide un mec qui m'a contacté sur FB. Disons
qu'il n'allait pas bien et ce qui a commencé comme un simple échange de soutien
a débouché sur un engagement de ma part parce que je ne pouvais pas laisser cet
homme dans la merde, parce que surtout je le trouvais correct et aussi pas mal
physiquement, ce qui ne fait jamais de mal. Un ami m'a sorti l'autre jour que
j'étais l'exemple typique de l'agony aunt,
la personne qui répond au courrier des gens désespérés, la tante que l'on
appelle quand ça ne va pas, le vieux gay qui a du temps en trop, la tata homo
qui a toujours des bons conseils. Je ne connaissais même pas cette expression, agony aunt.
Ce n'est pas que le drama soit pour moi un élément du sex appeal. Ca
ne m'excite pas, je préfère de loin les gens équilibrés mais il se trouve que mes
derniers boyfriends ont été des jouets cassés et je suppose que ça a marché
avec eux parce que je savais comment les aider. Quand je quitte quelqu'un, ou
qu'il me quitte, il est toujours en meilleur était que lorsque je l'ai
rencontré. Vraiment, après ils sont plus stables, plus mûrs, surtout quand je
leur permets d'évacuer certaines peurs irrationnelles sur le VIH ou l'identité
gay. Je suis un giver.
Avec cet homme, au bout de plusieurs mois, on a passé deux nuits
ensemble et puis après, comme je l'avais prévu avant même qu'on se rencontre,
c'est passé au niveau "ça me fait bizarre de coucher avec toi, tu es mon
ami" tralala, c'est tellement prévisible qu'il vaut mieux en rire même si
on n'y arrive pas. Mais je reste correct et ce n'est pas parce qu'un mec ne
veut plus m'offrir une tendresse affective que je vais le jeter et me comporter
comme un porc.
Il y a quelques semaines, un kid joli de partout est venu passer 24
heures chez moi et là, ça a été parfait, du début à la fin. Mais comme il est marié avec un mec de
mon âge, là aussi je me tiens bien et il est hors de question que j'interfère
dans une histoire d'amour que je rêverais d'avoir avec un jeune qui aime les
mecs âgés. Je sais que ça existe, il y en a, pas beaucoup, mais en général ils
sont tous pris. Cela m'a fait du bien de passer une journée et une nuit avec quelqu'un
qui était vraiment attiré par moi, qui faisait les choses bien, généreusement, qui
était un giver lui aussi. Sans plus d'attachement.
Dans le débat actuel sur la prostitution, il y a peu d'articles qui
parlent de ce qu'on vit nous, les gays âgés. Une bonne partie des homos de mon
âge disent qu'on a plus que les escorts à notre disposition. Car même s'ils
sont séronégatifs et plus sexys que moi, passé 50 ans, ces amis sont invisibles
eux aussi. Nous sommes toujours les mecs les plus vieux dans un club de house.
On ne vous remarque plus, même si on a fait des choses assez extraordinaires
dans la vie. Et quand on est seul, il faut payer pour obtenir un peu de contact
physique. Le fait d'avoir quelqu'un dans son lit, le fait de caresser et d'être
caressé.
J'ai toujours pensé que c'était pathétique d'en arriver là. J'ai
toujours cru qu'il y avait quelqu'un, pas trop loin, qui pourrait correspondre
à mes critères et pour qui je serais désirable. J'ai payé un escort une seule
fois à New York et je n'ai même pas pris mon pied, ce qui est presque normal,
c'était la première fois. Mais là, je me dis qu'il va falloir y aller parce que
la solitude devient insupportable. Récemment, j'ai mis de côté tous mes principes
en me mettant sur plusieurs sites de drague, une sorte d'abdication en soi, et
ça ne donne rien. Je suis partout sur Internet, il suffit d'un clic pour me
contacter. Et quand je contacte les mecs, les trois quart du temps, ça ne donne
rien, ce qui est normal aussi. C'est comme ça pour beaucoup de gens.
Il y a plein d'articles qui montent le lien entre la crise économique
et l'augmentation des escorts. Malgré tout, la prostitution masculine
d'aujourd'hui est moins glauque que celle d'il y a dix ans. Tout le monde s'y
met pour boucler son mois, les filles, les bis, les jeunes. C'est aussi le
phénomène hookup culture qui déborde. Mon problème n'est pas de payer, j'ai de
quoi vivre pour les deux années qui viennent et je sais faire ça sans que ça
soit grossier. Même dans la prostitution, je suis obligé de me comporter comme
un mec bien. Mieux : je n'arrête pas de me dire que si j'avais 22 ans
aujourd'hui, sans fric, sans éducation, je me caserais chez un mec de mon genre
pour passer la crise économique pendant un an ou deux, au chaud, à la campagne,
avec un mec pas con qui a une bonne collection de disques, qui a des histoires
à raconter, qui ne serait pas jaloux si le mec allait à droite à gauche. Si
j'avais 22 ans aujourd'hui, je le ferais parce que j'étais comme ça à 19 ans en
arrivant à Paris. On était prêt à coucher avec un mec uniquement pour qu'il
nous paye l'entrée au Palace, c'est pour dire. On trouvait ça drôle. On était
des pédés punk. Coucher avec un mec plus âgé, c'était comme un stage accéléré.
Demain, ça fera exactement un an que ma dernière histoire d'amour
s'est terminée. Lundi, je vais dans une clinique pour une coronarographie et sûrement
une angioplastie qui va me déboucher une artère ou deux afin que je retrouve
mon énergie. Je l'ai déjà fait, après mon licenciement de Têtu. Ca arrive souvent quand on a des coups durs, quand on se sent trahi. Je n'ai pas le cœur
fragile, après tout je suis tout le temps dehors à jardiner. Mais le cœur
souffre de la solitude, du lit désespérément vide pendant 365 jours (moins 3),
de l'impossibilité de donner l'affection qu'on a à donner pendant ces temps
durs - et de l'affection que l'on
devrait recevoir si ce monde n'était pas aussi autocentré. Je suis une agony aunt et ce n'est pas la manière la
plus sexy de se décrire mais ce n'est pas parce que je suis seul que je vais
commencer à me comporter d'une manière perverse. Je n'ai pas envie de me venger
sur les autres de cette solitude qui me ronge tous les jours. Mais mon cœur ne
supportera pas ça indéfiniment. Il est gentil, mon cœur mais il déteste
constater qu'il se fait toujours avoir, précisément parce qu'il est tendre.
Trop tendre? A mon âge, le cœur n'est jamais trop tendre. C'est même une
réussite de le garder dans cet état quand on passe la limite de péremption. 55
ans, quand on est gay et séropo, c'est déjà une réussite.