jeudi 5 avril 2012

Baiser le système



C'est un très long texte, désolé pour vous. Il y a un mois, quand j'ai découvert que le livre co-écrit avec Gilles Pialoux, Sida 2.0, ne se vendait pas, j'ai pété un câble sur FB. J'ai insulté tout le monde. Et personne n'a pigé pourquoi je me mettais en colère. Donc c'est un texte très long qui explique pourquoi j'ai été absent de ce blog. J'écrivais ça.


Préambule
Un ami bien intentionné m'a envoyé un livre qui vient de sortir aux USA, Eminent Outlaws - The Gay Writers Who Changed America de Christopher Bram. Bon, déjà, le concept du "héros" ou de "hors-la-loi" homosexuel, en France, ça a du mal à passer, c'est une idée très étirée, stretchée au maximum de l'entendement pour le républicanisme grand teint qui s'affiche chaque jour davantage en période électorale. Mais ce livre ne se résume pas à faire le portrait d'une vingtaine de leaders gays, c'est un livre à thème. Au lieu de raconter leur histoire les uns après les autres, c'est l'histoire gay qui est racontée à travers ces leaders et leur influence. Il n'y a donc pas un chapitre sur, par exemple, Armistead Maupin, mais ce dernier apparaît tout au long du livre, comme les autres, ce qui permet de le reconnaître derrière tel ou tel évènement, puis un autre, puis un autre.

À la page 306, on apprend par exemple que ce que Maupin a décrit à travers ses Chroniques de San Francisco, c'est l'idée du "paradis plausible", ce qui est une idée assez belle, qui a contribué au succès phénoménal de cette série. À la page 223, un personnage de The Normal Heart dit quelque chose qui m'a toujours fasciné, l'idée selon laquelle le fait "d'être défini par sa queue nous tue". Pendant des sessions de prévention lors de conférences sur le sida, j'entendais les gays parler et parler encore et encore de leur fixette sur le sperme, comment ça résumait l'essence de l'homosexualité, comme si le fait de sucer une bite était le All & All de ce que nous sommes. Parce qu'il s'agissait de gays plus âgés et plus reconnus que moi, je ne protestais pas, j'étais pourtant en profond désaccord, cette vision restrictive de l'homosexualité m'énervait mais je ne disais rien parce que c'est la culture américaine, même si je sais que cette idée est partagée à travers le monde, tout autour de nous. Le fait de sucer un homme, de recevoir son sperme, d'en faire ce que l'on veut, c'est effectivement l'idée gay, mais c'est tellement en deçà de ce que veut dire "gay" pour les hommes de ma génération.

J'ai toujours été effaré de réaliser que les Américains que j'adore le plus en tant qu'homosexuels sont des hommes d'un certain âge, mes aînés, qui ont beaucoup souffert et qui ont fait leur coming-out très tard. Larry Kramer, Tony Kushner, Edmund White, Alan Ball, Armistead Maupin, tous ont accepté leur homosexualité au milieu de la trentaine, quand moi j'ai fait mon coming-out dès 14 ans. Donc ces héros n'avaient pas encore fait leur coming-out quand moi je l'avais fait depuis 5 ou 10 ans déjà. Un échec qui rappelle ce que l'on entend aujourd'hui sur FB toutes les 5 minutes au sujet du directeur de Sciences-Po. Le fait est, tous ces grands homosexuels étaient très malheureux dans les années 80, quand ma génération a vécu ses belles années. Tous ont épuisé un nombre considérable de psys et d'analystes, comme Edmund White et Larry Kramer, alors qu'ils étaient déjà considérés comme les lumières de la culture gay moderne. Considérez le style d'écriture, le raffinement total de A Boy's Own Story : il y avait une incohérence entre le luxe de cette écriture et la misère intime de l'auteur, alors que ces hommes se montraient déjà comme des leaders, créant des mouvements culturels et associatifs.
En lisant ce livre, on comprend mieux que ces coming-out tardifs et douloureux ont par la suite constitué la base de l'intransigeance de ces héros. En effet, Larry Kramer, par exemple, a insisté tout au long de ces vingt dernières années sur le fait qu'être au placard était "le péché de tous les péchés", la plus grande erreur et à ce titre le motif de sa colère la plus déchainée. C'est une honte que l'on s'inflige à soi-même et à la société, un refus de grandir et de s'assumer, le point central de la misère humaine chez les homosexuels.

Découpler le sida des gays

Plus récemment, j'ai fini par me dire que le sida était rejeté par les gays et, par entraînement, du reste de la population. Les hétéros regardent leurs amis gays et se disent "Si les gays s'en foutent du sida, alors le sida doit être vraiment out". Didier Dubois-Laumé, le fondateur de Café Lunette Rouges, un centre d'accueil pour les personnes séropositives écarté du Centre LGBT de Paris, va désormais plus loin. Sur Yagg, il estime que les personnes LGBT, dans leur ensemble, ne veulent plus entendre parler du sida, point barre. Comme par hasard, nous sommes des gays d'un certain âge, des survivants, à nous mettre en colère de cette éviction du sida hors de la communauté gay. Selon Didier, les associations LGBT acceptent des budgets fléchés sida uniquement pour faire croire qu'ils font des choses contre la maladie. Mais en fait, ils s'en foutent. Et quand on me contredit lors du débat à Sciences-Po (tiens-tiens!) du 8 mars dernier, mes opposant(e)s manifestent clairement leur désintérêt même pour le concept de survivant. À la base, ils (elles) disent "Bon ça va, tu ne vas pas nous emmerder une fois de plus avec l'idée que tu n'es pas mort du sida!"
- "Ah, vous vouliez vraiment que je crève alors!"
- "Ben oui, tuer le père!".

Et il n'y a pas un seul mec de 30 ans pour se lever et dire "Vous devriez avoir honte de dire un truc pareil". Cette animosité envers le concept même du sida et de son impact sur nos vies exprime qu'il faudrait effacer le souvenir même de ceux qui se sont battus. C'est ahurissant. Et sans précédent. Dustan l'a fait il y a 10 ans, en se moquant du legs de l'activisme sida, mais pas du tout dans le même sens car Dustant ETAIT le sida aussi.

Et j'arrive à mon point.


Je me doutais bien que mon livre Pourquoi les gays sont passés à droite (Seuil) serait attaqué. Après tout, avec un titre pareil, en plein dans l'amalgame, sans point d'interrogation, c'est normal. Déjà il y a plein de personnes qui sont convaincues qu'on n'a plus le droit de dire "les gays" ou les "Arabes" ou "les Noirs" et qui vous font des exposés de trois heures pour vous expliquer pourquoi ça ne se fait tout simplement plus à notre époque, voyons. C'est comme le représentant de l'inter-LGBT à l'émission de Taddéi qui perd des minutes précieuses d'antenne à la télé à chipoter sur la définition du mot "gay". Ca me déstabilise mais bon, c'est ce que je décris par "l'âge bébète" de la Gay Pride. On devrait être beaucoup plus offensif que ça. Mon titre initial, Placards dorés, a été refusé par les commerciaux du Seuil qui n'avaient aucune idée, apparemment, de ce que pouvait bien être un placard doré. OK, il faut toujours suivre l'avis des commerciaux de l'édition, eux seuls connaissent le niveau intellectuel des lecteurs. On parle couramment de "parachutes dorés" et de "golden showers", mais ces placards tapissés à la feuille d'or, c'est vrai, personne n'en a entendu parler.

Mais je m'égare déjà. Ca doit être l'effet Descoings. Car je ne m'attendais pas à un tel silence envers le livre co-écrit avec Gilles Pialoux, Sida 2.0, Regards croisés sur 30 ans d'épidémie (Fleuve Noir). Après tout, seuls 3 livres ont été publiés cette année sur les 30 ans de l'épidémie. Il y a eu celui de Jacques Leibowitch (Pour en finir avec le sida) celui de Françoise Barré-Sinoussi (Pour un monde sans sida) - et le notre. Des trois, aucun n'a été annoncé dans la presse gay, ni les nombreuses newsletters sida. Yagg a fait un p’tit papier. Têtu a écrit un papier ridicule. Avouez qu'il y a de quoi être surpris.

Je veux bien admettre que ma personnalité puisse déranger. Mais Leibowitch et Barré-Sinoussi, elle-même Prix Nobel? C'est quand même étonnant que les gays, premiers touchés par cette maladie, mettent autant de temps à chroniquer ou même annoncer (c'est si difficile de demander des textes de fond?) un livre de 450 pages qui raconte trente années de souffrances et de réussites? Pour l'écrire, je me suis associé à un médecin, chercheur et chef de service de maladies infectieuses que je respecte, Gilles Pialoux. C'est un homme qui ne traine pas de casseroles derrière lui et dans le sida, c'est plutôt rare. Ce livre, c'est 450 pages de références, de souvenirs et d'analyses et il n'y a pas beaucoup de livres qui cherchent à parler d'une manière simple d'un phénomène compliqué. On l'a écrit avec plaisir, avec des éditeurs qui s'intéressaient vraiment au sujet et qui ont mis le paquet pour la promo.


Libé en parle, c'est normal, mais Le Monde, rien. Il faut dire, en 25 ans de militantisme, Le Monde n'a jamais parlé de moi, ça devient extrêmement drôle, j'ai comme un minuteur interne qui s'amuse de cet énorme immeuble qui fait semblant de ne rien voir. Les autres médias entérinent l'idée selon laquelle le sida n'est plus vendeur, à un moment où les IST concernent de plus en plus les ados qui chopent des chlamydia par milliers et l'éducation sexuelle à l'école, toujours au point mort. Les médias gays disent que mon regard est partiel, comme si le sida était un sujet consensuel. Les associations disent que je règle des comptes, comme si elles étaient au-dessus de la critique (après les scandales sur la gestion de Aides, du Fonds Mondial et plus récemment du Sidaction, moi je sais pas, je devrais rien dire, je suis au chômage hein). La presse médicale se méfie d'une histoire de la pandémie jugée trop personnelle alors que la maladie est toujours l'affaire d'un médecin et d'un malade, quoi qu'on en dise. Les télés trouvent le sujet trop marginal, faut dire que c'est plus intéressant de parler de la rénovation exemplaire de Sciences-Po. Visiblement, il ne reste plus qu'à se diriger vers la presse spécialisée pour l'automobile, les montres, le jardinage et les People, on aurait plus de chance. On dirait que les survivants de l'épidémie, au bout de 30 ans, malgré 30 millions de personnes touchées, n'ont plus envie d'entendre parler de la maladie des temps modernes.


Le monde LGBT est traversé de frustrations, tant au niveau de ses droits dans la République, tant au niveau des idées qui ne sont pas développées, tant au niveau de la difficulté de se rencontrer aujourd’hui, de faire l'amour, de tomber amoureux. Chaque jour, on nous assomme avec des news sur Madonna, Lady Gaga et Mylène Farmer. Chaque jour, on se plaint et on couine parce que l'homophobie est làààààààààà. On s'imagine que François Hollande et le PS vont régler tout ça alors que François Hollande et le PS se sont désintéressées des questions LGBT depuis 10 ans. Les Verts sont à la ramasse, l'UMP s'enlise grave tout seul, Mélenchon gueule mais sait-il ce qu'est une antiprotéase et la presse gay est à côté de la plaque dans une attitude non conflictuelle, sans mordant, sans edge.


L'autocritique est donc mal reçue car elle fragilise, parait-il, l'agenda LGBT. Mais cet agenda est déjà ralenti par le fait que la plupart des représentants associatifs est encartée dans des partis politiques qui utilisent la communauté dans leur stratégie politique. Nous sommes sensés proposer des idées à la société, mais ces idées ne se limitent pas au mariage gay, à l'homoparentalité et la lutte contre l'homophobie, même si nous sommes presque tous à penser que c'est le minimum syndical. Il y a d'autres idées et on les voit apparaître à travers Facebook et Internet et cela ne percute pas les associations qui sont sensées nous représenter. Et puis, si tout dépendait des élections présidentielles, pourquoi la gauche n'a pas commencé à mener ces campagnes de lutte contre l'homophobie à l'école par exemple, dans les nombreux centres sociaux et éducatifs de la Mairie de Paris? Pourquoi n'y a-t-il pas une campagne contre le bullying à l'école sur le thème des LGBT? Pourquoi la Mairie de Paris et sa région, socialiste aussi, ne systématisent-elles pas le dépistage rapide du VIH dans tous les CDAG et structures de soins, afin de débusquer le VIH dans la région la plus affectée de France? Pourquoi la fusion du centre LGBT et les archives gays et lesbiennes est entourée d'un tel parfum de prise de pouvoir? Avec les élections, pas un seul bilan n'est fait à l'intérieur de la communauté. On demande à tous les présidentiables de répondre à nos exigences, mais que faisons-nous, nous mêmes, pour faire avancer la société? Une génération d'apparatchiks LGBT sent les postes à pourvoir dans l'administration PS et le silence est de mise pour accéder aux meilleures places.

Découpler le sida

Et quand je me mets en colère sur Facebook parce que je découvre que ce livre sur le sida ne se vend pas, deux mois après sa sortie, les gens ne comprennent pas. Je sais que tout le monde est fauché, et mon idée n'est pas du tout de faire payer une personne qui est déjà en difficulté pour payer son loyer. Mais il faudrait être de mauvaise foi pour croire que j'insulte des amis FB fauchés. Je m'adresse aux autres. Ceux qui vont au cinéma. Ceux qui vont en boite. Ceux qui partent à l'étranger. Ceux qui vont au restau. Ceux qui s'achètent des fringues pour se faire photographier dans la rue. Ceux qui achètent encore de la musique. Bref, tous ceux qui ne sont pas à 20 euros près - et il sont encore nombreux.

Car ceux-là, ça fait longtemps qu'on ne les sollicite plus sur le sida. Ils ne donnent pas de sous au Sidaction, ils ne manifestent plus depuis longtemps, ils ne sont pas particulièrement attentifs à ce qui se dit sur le sida ou les IST ou les hépatites et ils ne font rien sur le sida dans les pays pauvres. Mieux, ils sont parvenus à "découpler" le sida de leur vie même quand ils sont séropositifs eux-mêmes. Ils n'en parlent plus, comme s'il n'y avait plus rien à dire. Le silence sur cette maladie n'a jamais été aussi réel depuis 25 ans et il est encouragé par chacun d'entre nous, comme si la réflexion sur ce virus qui nous concerne tant ne valait plus d'être menée.

Alors, quand je sors un livre qui tente, précisément de dire qu'il y a des choses nouvelles sur la maladie, qui fait un historique pas lourdingue sur ce qui s'est passé en 30 ans d'histoire, quand je propose à tous ceux qui ne savent plus ce qu'est le sida de se remettre à niveau, il n'y a plus personne. Et là je retrouve mon accent Larry Kramer. Cet octane élevé de la voix et j'ai des amis qui me disent "Oh! calme-toi!".
Car ce livre, c'est pas comme les précédents. Je m'en fous s'ils ne se sont pas vendus, je n'ai jamais pensé que je serais un jour un écrivain à succès. C'est juste que celui-ci porte sur un sujet qui me dépasse, qui nous dépasse tous. Et si vous êtes si peu sollicités sur le sida et que vous n'êtes pas capables de dépenser 20 euros pour un livre qui raconte votre histoire, ce que vous avez vécu et ce que vous vivez encore en tant que personne séropositive ou séronégative, alors qui êtes-vous? Pour une fois, j'écris d'une manière objective et ce livre se vend encore moins bien que les autres? Et vous voulez que j'accepte ça dans le silence et avec un sourire? Mais vous ne me connaissez pas encore? À mon âge?

Alors je fais un ultimatum, non pas parce que j'aime en faire mais parce que VOUS M'OBLIGEZ à en faire un. Vous me décevez. Je ne m'attendais pas à un blockbuster, mais vous participez à son échec et la prochaine fois que vous direz sur FB que vous êtes super heureux d'avoir acheté une place à 250 euros pour Madonna, Lady Gaga ou, God forbid, Mylène Farmer, vous m'entendrez loud & clear de ma campagne vous traiter de conne totale, de connes désespérées avec vos histoires de psys et de déprime et de bipolarité, vos histoires de pitites connasses avec vos anus stretchés par des godes qui coûtent une fortune, et vos petites drogues à la con et la petite déco de votre appartement à la con.

Il y a une grande histoire ici, celle d'une maladie qui continue à narguer vos cauchemars les plus secrets, qui a marqué de son empreinte la moindre de vos dragues sur Internet et votre boulimie de consommation sexuelle et vous refusez de l'embrasser, cette histoire. Vous refusez de la revendiquer, cette histoire, et c'est la pire gifle que vous pouviez m'adresser et non, je ne l'accepterai pas en souriant. Et surtout ne me dites pas que c'est en vous engueulant que ça va vous donner l'envie d'acheter le livre. Vous n'allez PAS l'acheter de toute manière. Vous avez déjà décidé de passer à côté. Un livre, c'est comme un film. Ne pas le voir dans le mois de sa sortie, c'est le faire disparaitre. L'éditeur le retire, il passe à autre chose. Et maintenant, allez voter pour François Hollande, bande de connes.


Dans le 5ème épisode de la première saison de Nurse Jackie, la directrice de l'hôpital, la formidable Gloria, après s'être tazzée elle-même (don't ask me why), avoue sur un lit de réanimation : " Ça fait trente ans que je baise le système, il n'y a pas une seule arnaque que je ne connaisse pas". Dans quelques mois, pour la première fois avec la victoire de Hollande, qui ne fait pas de doute à mon esprit, une grande partie de cette crème de la crème gay va être aspirée dans les limbes de l'Etat. La très grande majorité d'entre-eux, je les connais, n'ont absolument aucun amour particulier pour la fonction publique. Ce sont des anciens libertaires. Mais ils se vendent déjà, déterminés à trouver une place, n'importe laquelle, dans les couloirs du pouvoir. Finalement, nous les gays, vivons notre mai 68 maintenant. C'est maintenant qu'ils vont vraiment apprendre à baiser le pouvoir, alors qu'ils viennent souvent du radicalisme. Comme disent déjà Omar et Fred : "En 2012, c'est chacun pour soi".