lundi 13 février 2012

Qui est Bertrand Delanoë – et que veut-elle ?


Ceci est un chapitre du livre "Pourquoi les gays sont passés à droite" (Seuil) qui n'a pas été retenu afin de garder le texte dans son aspect le plus direct, concis. Mais il y a des idées ici que je tiens à formuler.

Les gens disent que je suis obsédé par Delanoë. Je m’en fiche s’ils croient que je fais une fixette car je passe très peu de temps à penser à lui, mais mon avis est très clair, définitif. Je ne lui accorde rien de bien. Cette opposition au cas Delanoë, je ne la mène pas par amusement, je le fais parce que je ne supporte plus l'omerta gay sur lui. Tout le monde se tait sur son bilan catastrophique. C’est le principal responsable de l’échec gay à gauche.

Je me rappelle l’avoir vu à la fin des années 80, au début de ma présidence d’Act Up. C’était une des premières fois que je le voyais dans le cadre d’une réunion de travail à l’Hôtel de Ville sur le sida et j’avais trouvé beaucoup d’assurance en lui, une certaine fougue et même une pointe d’humour auto dérisoire, ce qui est toujours un énorme avantage pour n’importe quelle personne publique à mon avis. Je m’étais dit que Delanoë était très prometteur. A cette époque, à Act Up, nos interlocuteurs faisaient très rarement cette impression.
Vingt ans après et je vois un homme usé, qui ne brille plus dans ses interviews pour la presse puisqu’elles sont toutes contrôlées et parfois même ré-écrites et les livres régulièrement publiés sur lui n’ont pas abordé cet ennui effroyable qu’il suscite désormais. Ses passages à la télé sont catastrophiques. Il est devenu tellement rigide que cela heurte en moi toute l’idée que je me donne d’un homosexuel heureux. Et je ne vois dans son bilan que son obsession de tout contrôler, de parler sans cesse avec des fromages, des statistiques et des pourcentages.

Oui, il a été blessé physiquement lors de l’agression de la Nuit Blanche du mois d’octobre 2002 et je comprends que cela soit traumatisant. Mais si c’est à ce point une blessure insurmontable, il faut savoir se retirer car, autrement, ce spectacle de douleur afflige les gens. C’est comme le drame Bérégovoy. Si ça lui pèse trop, comme son agression physique, il peut s’écarter du pouvoir et tout le monde l’admirera pour ça. Je me fiche complètement si une majorité de Parisiens le plébiscite car j’ai été Parisien moi-même pendant 25 ans et le Paris d’aujourd’hui est loin d’être celui que j’imaginais quand je suis arrivé à la capitale en 1977. C’est pour ça que je suis parti d’ailleurs, je ne pouvais plus vivre dans un environnement qui me rappelait tous les jours mes espoirs déçus.

Cet homme est un symbole, à l’échelle d’une capitale, des déceptions vécues dans la communauté gay, et ailleurs. Face à lui, une population de gays privilégiés qui ne demande pas plus que ce qu’on leur donne, terrorisés à l’idée de revenir à l’époque de Tibéri — comme si c’était possible. Lyon, Bordeaux, de nombreuses cités nous montrent comment des villes entières peuvent être modernisées en un temps record. Et ça va vite. Vous avez un immeuble hypra moderne dans le centre de Lyon, juste à côté d’une église. Des centaines de milliers de personnes passent devant, témoins de cette juxtaposition d’idées que je ne vois pas à Paris dans les quartiers populaires (cela aurait pu être Les Halles et regardez ce qui va être fait, un projet déjà vieux avant d’être commencé).
Mais je ne fais que radoter car le bilan de Delanoë, à mon humble niveau minoritaire (gay / sida / musiques électroniques) est encore pire car, là, ce sont les sujets que je connais par cœur. Au niveau gay, nous sommes typiquement dans le cadre du leader gay qui a fait son coming-out à la télé et qui utilise sans relâche ce joker pour ne plus rien faire d’autre, par peur du prosélytisme. Le centre LGBT a mis des années à être créé et franchement, je crois que c’est un centre qui aide surtout les associations, mais qui ne s’adresse pas à l’immense majorité des gays et lesbiennes de la région. Je pense qu’ils ne sont pas nombreux à avoir visité ce centre, malgré son positionnement stratégique dans le quartier gay. Les archives LGBT sont au point mort, ce qui est un scandale quand tant de gays sont décédés du sida et toutes ces archives disparaissent à la poubelle. On ne ferait jamais ça avec les juifs. Le sida est notre holocauste. C’est le message de Larry Kramer.

Comme les autres gays publics qui nous déçoivent, Delanoë est paniqué à l’idée que l’on puisse le prendre en défaut de privilégier les gays, ce qui fait de son « ami » le maire de Berlin, Klaus Wowereit, quelqu’un de si attachant, par contraste, car lui s’en fiche totalement. Paris a la plus grande manif de rue avec la Gay Pride et après, c’est le néant pendant le reste de l’année. Les festivals gays et lesbiens comme le festival de cinéma « Chéries-Chéris » ne sont pas vraiment reconnus comme des événements importants comme ceux de Berlin ou de New York. Il n’y a personne derrière Delanoë, aucune aspiration vers le haut, vers des projets qui pourraient faire travailler tous ces gays et ces lesbiennes qui créent, qui innovent, qui ouvrent des nouveaux clubs, de l’art, de l’expression. Christophe Girard veut surtout devenir ministre. Il n’y a pas de grand projet pour lutter efficacement contre l’homophobie, le bullying, le soutien psy chez les gays, des programmes d’aide contre l’alcool et les drogues, les maisons de retraite LGBT, je sais pas moi, tout ce qui pourrait être fait pour aider les gays et les lesbiennes et les trans qui ne sont pas tous bien dans leur peau. Et on n'est pas happy happy happy tout le temps, vous savez.
Je ne crois pas non plus que Delanoë se batte mordicus pour le mariage et pour l’adoption ou alors on le saurait, on l’entendrait. En termes de renom international ou d’aide à la communauté, Delanoë est toujours a minima. Il fait le strict minimum sur tout. Un grand incendie dans un immeuble insalubre ? Parfois, il ne vient même pas. Bref, quand on pense que la mairie de Paris est au PS, ainsi que la région Ile-de-France, on se demanbde pourquoi ces politiques n'ont pas déjà entamé le travail en faveur des LGBT dans tous les centres sociaux dont ils disposent, et ils sont nombreux, et surtout ne me dites pas qu'ils ne peuvent pas le faire parce que la droite les empêche. Le PS a les pleins pouvoirs. On voit ici le vrai bilan de la gauche et il faut comprendre que nos revendications ne se limitent pas au mariage gay et à l'homoparentalité. Paris pourrait être un bouillon de culture pour la banlieue, on pourrait tester des programmes innovants, mais c'est tout le contraire qui se dessine.

Sur le sida, je ne suis pas critique, je suis létal. L’épidémie du sida à Paris est apparue sous Chirac et Tibéri, mais Delanoë a échoué dans sa stratégie pour la réduire. D'ailleurs, quelle est cette stratégie? L'épidémie du sida se maintient à Paris et en banlieue. Je devais faire un article à charge sur ça et il ne s’est pas fait — mais je peux toujours le faire. Il y a 20 ans, Paris était de loin la capitale d’Europe la plus touchée par le sida. Elle l’est toujours avec plus de la moitié des cas recensés en France. A Act Up, ce sujet a été le moteur de dizaines d’actions. Il existe une réelle critique envers ce que Paris aurait pu faire, non seulement pour affronter une épidémie qui poursuit sa progression dans les murs mêmes de la capitale et de sa région, mais on aurait pu innover aussi. Londres, Lausanne, Amsterdam bénéficient de systèmes de dépistage rapide du VIH qui ne sont plus, depuis longtemps, au stade de « l’évaluation » comme c’est encore le cas à Paris. Depuis toujours, les campagnes annuelles sur le sida de la Mairie ont tellement insipides que personne n’en parle. Elles font partie du décor urbain, on passe devant sans les voir, comme une sanisette. Et on voit d’ailleurs à quel point elles sont efficaces : il suffit de regarder le nombre des personnes nouvellement contaminées chaque année chez les gays. Il est en progression. Ce n'est pas moi qui dit ceci, c'est Willy Rozenbaum, pas forcément un grand médecin que je cite souvent : "Tant que les contaminations ne chuttent pas, on est en échec". Et le pire, c'est que des personnes comme Bruno Julliard, que l'on n'a jamais entendu dire quoi que ce soit de notable sur le sida, se permettent de venir défendre le bilan de la mairie de Paris, lors d'une réunion consacrée aux COREVIH, il y a deux mois. Sur la prévention, il a prononcé ces mots: "On a tendance à baisser la garde". Ah bon. Ca fait 10 ans qu'on dit ça. C'est plus une tendance depuis longtemps, Bruno. C'est une confirmation. Et c'est lui qui s'occupe des jeunes dans la ville? Super.

Pendant les pires périodes du sida, quand les gens mourraient à la chaîne, il n’y a pas eu de structures innovantes sur la fin de vie des malades comme la London Lighthouse et d’autres endroits à travers le monde, qui aident les malades à mourir dans des conditions de suivi médical optimal et de soutien 24/24. Pour discuter du pour et du contre de structures « spécifiques au sida », ça on a fait ! Ce sont pourtant des endroits d’étude et de compréhension d’une maladie nouvelle, ces endroits, ce n’est pas seulement une jolie maison où 5 ou 6 malades très chanceux ont la possibilité d’affronter le moment le plus douloureux de leurs vies avec un maximum d’amour. C’est le genre de structure et d’expérience qui peut intéresser de nombreuses autres pathologies.
Pendant les années Delanoë, la lutte contre le sida s’est tellement institutionnalisée qu’elle a même cessé de fonctionner. En 2004, j’ai écrit pour Têtu un article avec les journalistes Marie Brune et Emmanuelle Cosse, sur les conditions sanitaire du sexclub Le Dépôt, le plus grand de la ville. Avant cet article, « La mafia du Dépôt », l’établissement n’avait jamais été inspecté par les administrations sanitaires qui dépendent de la ville, malgré le fait qu’il attire des milliers de gays qui y baisent non stop, et qu’il y ait eu plusieurs morts par overdose dans cet établissement qui jouxte, je rappelle pour ceux qui ne savent pas, le plus grand commissariat du 4ème arrondissement, flambant neuf à l’époque. Moi je ne sais pas, quand on est un maire gay, on s’assure pour que les bordels soient propres. Il y a des clubs de cul à Paris où vous pouvez faire n’importe quoi en terme de safe sex, avec la liberté complète de contaminer les autres si vous voulez, et je me demande toujours ce que pense un maire homosexuel qui, lui-même, a connu beaucoup de gays qui sont morts du sida. Quand je vois que la dernière structure d’accueil pour les personnes séropositives a été exclue du Centre LGBT l'an dernier, je me dis que c’est à la Mairie de Paris de faire en sorte que cette structure pour les séropos SDF ou démunis puisse avoir un toit, et en administrer la vie, comme elle le fait pour des dizaines de bibliothèques (enfin, pas les archives gays, c’est trop communautaire).

Paris n’a pas organisé de grande conférence mondiale sur le sida depuis… 1986. Alors que nous possédons un des plus grands tissus associatifs sida au monde, même s’il n’est plus aussi dynamique qu’en 1995. Nous avons à Paris l’Agence nationale de Recherches sur le sida et les hépatites (ANRS) qui une des seules agences gouvernementales au monde exclusivement tournée vers la recherche thérapeutique de ces épidémies. Mettre tout ça en relief lors d’une conférence, le faire connaître, créer un événement qui remercie le travail accompli en 30 ans ? Bah, pourquoi faire...
Il existe des dizaines de sujets graves dans le sida à Paris comme le vieillissement des personnes séropositives, comment elles vont vieillir de plus en plus dans la solitude, il y a le sida chez les jeunes, la drogue chez les gays, le sida chez les migrants (là il y a des choses qui sont faites) et celui des Antilles (là, rien du tout malgré le travail soutenu de Tjembé Rèd) et on attend que les associations affrontent ces problèmes quand souvent, il ne s’agit que de santé publique. Et quand cette mairie a aussi la responsabilité des hôpitaux, c’est une des prérogatives du maire de la ville de créer de nouveaux services quand ces problèmes n’existaient pas avant, parce que les malades du sida ne survivaient pas, il décédaient.
La mairie se dit débordée de sollicitations LGBT et quand vous entendez Christophe Girard, c’est une longue suite de doléances. De fait, l’Hôtel de Ville a reçu pendant deux jours une conférence organisée par Warning, une association qui pense que deux homosexuels séropositifs n’ont pas à utiliser la capote entre eux, puisqu’ils sont déjà séropos pardi et on se demande toujours comment une association si critiquée a eu le privilège de disposer de l’adresse prestigieuse de l’Hôtel de Ville et de ses grandes salles quand des associations plus importantes et moins scandaleuses n’ont pas eu cet honneur.

Ce sujet politique à l’intérieur de la communauté a bénéficié d’un accord tacite de non agression des deux côtés du spectre gay. Il y a des personnes qui sont très en colère face au conservatisme des gays, mais qui ont du mal à exprimer leurs griefs d’une manière claire. On le voit dans les résultats d’un sondage de Yagg qui attribue 77% de satisfaction des personnes LGBT sur le bilan de Bertrand Delanoë à Paris. 80%. Bien sûr, parmi celles et ceux qui font partie de ces 77%, une immense majorité de personnes qui se situent « à gauche » puisqu’elles encouragent un maire socialiste. C’est la majorité béni-oui-oui gay.
Ces 77% d’avis positifs, cela veut dire que tous les gays de droite qui lisent Yagg n’existent pas ou n’ont pas pris la peine de répondre à un sondage vite fait. Où sont-il donc ces opposants au maire gay PS si nous sommes en train de glisser vers une homosexualité droitière et xénophobe ? Se glissent-ils à l’intérieur des rangs socialistes ? Tous les gens que je connais sont déçus de Delanoë, tous. Ils pensent que le maire gay leur a offert les clés de Paris — mais il les a mises dans un coffre fort. Nous sommes forcément plus nombreux que ces 20% qui accumulent les gays de droite anti Delanoë et ceux de gauche auxquels je fais partie qui se sentent humiliés par la politique de ce maire renégat. Nous nous sommes fait avoir et pour parler crument, nous nous sommes fait baiser par un gay.
Ce chiffre de 77% illustre la non agression qui a persisté pendant de nombreuses années à gauche. Personne n’a vraiment confronté ces leaders gays qui n’en sont pas. Pas de livre à charge écrit sur le maire gay, pas de lettre publique adressée à Caroline Fourest pour nous avoir mis d’office dans un discours qui n’est pas le notre, pas de kiss-in pour protester contre Frédéric Mitterrand. Les gays n’aiment pas attaquer d’autres gays devant tout le monde, c’est la règle et cette règle n’a même pas été formulée clairement par qui que ce soit.


Mon verdict sur Delanoë, c’est qu’il est un mauvais exemple gay pour son parti et la classe politique en général. OK, ils connaissent tous des gays dans les partis politiques, mais Delanoë est le seul à en avoir fait un élément important de son accession au pouvoir. Et franchement, on est mal représentés auprès des présidentiables de ce pays. Je ne me rappelle pas si j’ai vu une photo de Delanoë en jean. Arrêtez un moment de lire ce livre et posez-vous la même question, je ne crois pas que vous trouverez dans votre mémoire cette image non plus. Quand je pense qu’il y a des gens qui disent que je suis coincé, mais regardez-le. On dirait qu’il n’y a pas un moment de la journée où il est réellement lui-même. C’est devenu le Berlusconi des gays, dans le genre carton pâte. Ou peut-être son vrai lui-même a disparu il y a des années et on ne s’en est pas rendu compte. La presse est tellement indulgente envers lui. Franchement, je n’arrive pas à comprendre comment vous pouvez aimer une personne qui n’est plus elle-même à force de s’effacer. C’est peut-être vous, la population de Paris, les bobos avec leurs gosses à Gambetta, les pédés avec leurs jouets SM, qui se trompe.