"Tu écris trop, je n'arrive pas à
te suivre". C'est la punition que je reçois depuis des mois, comme si
j'étais devenu un vecteur de fatigue. C'est pourtant ce que je voulais entendre
il y a 4 ans quand je me suis mis sur Internet pour de bon. Mon idée, si vous
ne l'avez pas saisie, c'était d'épuiser les gens. Quand on se retrouve au
chômage à 50 ans, puni par la presse, vous vous dites : "Ah, c'est comme
ça? C'est ça que vous voulez??? Vous allez en baver".
Depuis 4 ans, j'ai probablement plus
écrit que pendant le reste de ma vie. Mon but était d'abreuver les gens de
textes qui vont dans tous les sens. Musique, porno, politique, jardinage, you
name it. À une époque où la
procrastination est au centre de tout, l'objectif était de noyer les gens avec
une parution de textes qui a même fini à une aberration : sortir non pas un mais deux livres le
même mois.
Bien sûr, le secret, c'est de ne pas
déraper. Plus vous écrivez et plus vous multipliez les risques de devenir le
Renaud Camus du pauvre ou le Pascal Boniface pas cher. Les gens se lèchent le
babines (comme on dit) à l'idée que vous puissiez déraper, dire le mot qui va
trop loin, qui crée le scandale, qui vous enterre pour de bon. Vous êtes au
chômage tout en étant au Who'sWho mais ça ne suffit pas. Ceux qui vous ont mis dans
cette situation veulent que vous deveniez persona non grata, au-delà de
tricard. Et il y a un plaisir à produire toujours plus sans offrir cette
occasion de schadenfreude à ces ennemis qui vous suivent sur Twitter ou
ailleurs, juste pour vous voir tomber dans un trou vraiment très profond. Les
gens ont du mal à écrire? Ils sont bloqués dans les limites de leur train-train
journalistique? Ils s'enferment dans le politiquement correct de leurs propres
réseaux? Vous vous en moquez, texte après texte, jusqu'à la nausée, en
attendant que quelqu'un remarque que le body of work devient indigeste. Les
carnets de note et les bouts de papier s'amoncellent. "Ecrire un article
sur ceci". "Ecrire un article sur cela". Tout stabilosser.
Je ne sais pas comment c'est pour vous
mais je suis entouré de procrastinateurs. Je n'ai pas besoin de savoir où ils
sont ou ce qu'ils font (ou pas), je les sens à distance comme un gaydar du blocage. Ils sont là à passer leurs journées devant la proverbiale
page blanche de leur ordi. Et rien ne sort. Ils sont mal, ils enragent. C'est
vraiment la maladie du siècle.
Tandis que moi, je ponds. Je prends le
train, j'ouvre mon cahier et j'écris tout de suite. Je suis chez moi dans le
jardin et j'écris. Je décide d'une journée off mais j'écris quand même. Avant,
il fallait que je me prépare pour produire, désormais ça vient tout seul. Je
suis une vache à lait. Je suis dans l'overshare. Ça ne sert à rien de se convaincre que c'est la
rareté de l'écriture qui lui donne toute sa saveur. Ça c'est pour les gens riches, le 1% de
l'édition et du journalisme, ceux qui sont assez bien payés pour cajoler leur
chutzpah. Moi je suis comme ces pauvres Espagnols qui font les poubelles pour
ne pas mourir de faim. L'écriture, c'est ce que je trouve par terre ou à la
télé (c'est pareil) et si dans chaque texte il y a une idée, super, c'est juste
ma dose journalière de vitamine D.
Il y a un truc magique sur Internet,
c'est cette possibilité d'épuiser littéralement les gens. Les submerger de
lignes et de lignes, exactement comme on peut submerger les gens de photos sur
Tumblr et de considérations plus ou moins intelligentes sur Twitter. Vous êtes
dans la société du gâchis? Nous voilà. Vous voulez des "angles"? Je
vais vous en donner, moi, des "angles".
À ce stade de la
démonstration, il faut quand même aborder le sujet central. Finalement, il y a
très peu de gens qui écrivent des blogs. Autour de moi - et je connais BEAUCOUP
de monde - ça se compte sur les doigts de la main. On nous dit tout le temps qu'Internet
encourage l'écriture, toussa, mais en 2012, qui écrit réellement ce qu'il
pense? Je ne parle pas des 140 signes de Twitter ou de la vidéo postée sur FB.
Je parle d'un texte avec un début, un milieu, et une fin. Par exemple, sur la
foule de folles qui sont passées par Act Up, qui écrit un blog de nos jours?
Personne. Et toutes les folles que je connais qui sont devenues journalistes?
Presque rien. Et ces folles radicales de Paris? Pas besef. Ensuite, si je
poursuis l'inventaire, ils ne sont pas nombreux non plus à utiliser Twitter
d'une manière un peu originale. On dirait qu'ils n'ont pas compris, c'est comme
quand le Journal de 20h se met à nous expliquer, AUJOURD'HUI, la signification
du smiley dans les SMS. Hello? Et Tumblr? Vous connaissez l'équivalent d'un
Jean-Luc Romero qui posterait des photos de mec à poil?
Comme je suis mis sur Internet
relativement tard (j'ai commencé FB en 2007 je crois), je n'ai pas fait partie
de la première vague des blogueurs. Je pars donc du principe, et je l'ai répété
plein de fois, que tout a été dit avant moi. Mais je réalise souvent,
crétinette que je suis, qu'en fait non, rien n'a été vraiment dit, en tout cas
sur les sujets qui sont les miens : le militantisme, le sida, la sexualité (la
musique si quand même). Et je me pose la question : si Internet est un tel
média d'expression, comment se fait-il que ces sujets soient si peu abordés? La
recherche identitaire devrait être à son maximum. On devrait tout savoir. Le
fait de parler de choses intimes devrait être la norme.
La réponse? En France, Internet n'est
pas parvenu à casser le plafond de verre de la sacro sainte vie privée. Vous
avez des dizaines de milliers de gays et de lesbiennes qui ont des idées super
pointues sur tout mais qui ne prennent pas la peine de les exprimer car SINON,
on saurait que c'est eux. Vous savez, ces gens qui ont des crises cardiaques
dans les hôtels. Ou ceux qui veulent devenir Prix Nobel alors qu'on ne sait
rien sur leur vie intime. Ou ceux qui sont tellement habitués à écrire des "notules"
de 845 signes qu'ils ne savent plus construire un papier de 10.000 signes. Sans
mentionner un livre. Je suis entouré d'une génération qui a littéralement perdu
sa voix. Elle est devenue underground tout en étant mainstream. Ce qu'ils ont à
dire, ils le disent à leur psy. Leur contribution littéraire à la pensée
d'aujourd’hui ne sort pas du bureau du docteur. Toutes ces images qui défilent
sur Tumblr, comme le fil de leurs fantasmes, ils ont peur de s'y associer car
autrement, on saurait que c'est eux, vous comprenez? Tous ces films pornos
qu'ils regardent, ils n'en parlent pas car sinon on saurait que c'est eux, vous
comprenez? Toute cette colère politique qu'ils ressentent, ils ne l'expriment
pas car sinon leur réseau serait fâché, vous comprenez?
Plus personne n'a envie de se montrer à
travers Internet tel que l'on est vraiment. C'est comme ces kids sur FB qui
sont plus inquiets à l'idée de nourrir leur besoin de peaufiner leur personnage
plutôt que se montrer tels qu'ils sont, à un moment où ils disposent,
précisément, de tous les medias pour se définir avec plus de précision.
Finalement, si je me montre de cette
manière sur Internet, c'est que je n'ai rien à perdre. Je pénètre dans
l'automne de ma vie, je suis au chômage, je vis dans le silence, la campagne
m'entoure. Certains pourraient penser que c'est une impasse de carrière, une
rue bloquée. Qui permet, justement, de crier fort. Mais ce que vous n'avez pas
compris, c'est que l'époque est une impasse. Ces dix années à venir, cette décennie perdue, c'est
une impasse pour tout le monde. Donc : vous n'avez rien à perdre non plus!
Votre réputation? C'est juste un truc pour vous empêcher de vivre.