Il y a trois mois, je suis allé voir
Somerville à Londres et il m'a offert un tirage d'un portrait de lui, datant de
1985, où on le voit portant son bombers MA-1 de toujours avec le blason Keith
Haring sur la poche de la manche gauche. On s'est tout de suite mis à
plaisanter sur le fait qu'on s'était débarrassés de ce blouson (le mien était
bleu lui aussi, avec un blason ACT UP New York à la place) après y avoir
beaucoup réfléchi. Pour nous, c'était impossible de le cacher dans le fond d'un
placard. Il fallait absolument le jeter. Même pas le donner à quelqu'un. Le
jeter à la poubelle.
Quand j'ai écris ce texte pour Têtu sur le même sujet, en novembre 1999,
je prévoyais le revival du bombers autour de 2005. Nous sommes en 2012 et ce
revival n'est toujours pas là, ce qui prouve que cet item possède une histoire
trop lourde chez les gays et que nous n'avons encore pas fait le tour du
processus. Pourtant, Jimmy et moi sommes passés par tous les stades de la
bathmologie et les diverses étapes de réflexion se résumaient, à la fin des
années 90, à ça :
- Je ne veux plus le voir, ce
blouson
- D'un autre côté, ça fait 15 ans
que je le porte
- Mais justement, c'est complètement
out
- Mais ça va revenir, c'est obligé
- Oui mais même dans ce cas, tu ne
peux pas faire comme Montana, porter ça à 54 ans, même au millième degré
- Montana peut le faire, pas toi
- Donc je le jette ou je le cache à
la cave?
- Non tu le jettes pour être
vraiment certain que tu ne le porteras plus jamais, même plus tard, même si tu
adores ce blouson.
Et c'est comme ça que je me suis
regardé mettre ce blouson dans un sac de poubelle, puis dans un autre sac de
manière à ce qu'un voisin de ne le trouve pas dans le container de l'immeuble.
Que ça arrive chez Emmaüs, pas de problème, mais je ne veux même pas m'en
charger moi-même. Quelqu'un porte mon bombers quelque part et je m'en fiche, je
ne veux pas le savoir, c'est tout.
Comme je disais dans le papier de Têtu, ce blouson d'aviation américain
avec sa doublure intérieure orange était LE symbole gay des années 80 et 90. Il
y avait tellement d'hommes qui le portaient que c'était un signe de
reconnaissance et c'est en partie grâce à lui que l'on a inventé le terme de
clone chez les homosexuels, que beaucoup de gens ne comprennent toujours pas
d'ailleurs (on me demande toujours "C'est quoi un clone gay?" et il
faut que je sorte l'Encyclopædia Britannica. Il y avait trois modèles : le vert
kaki (très classe avec un treillis), le bleu foncé à reflets canard (chic en
toute occasion) et le noir (plus anar, plus SM). Bien sûr, je n'ai jamais porté
de bombers noir, pouah, et puis je me disais, ça va, deux couleurs ça suffit
hein.
Ce qui était merveilleux avec ce blouson,
c'est qu'on pouvait avoir passé le pire (ou le meilleur) week-end, recouvert de
bière et d'autres liquides, puant la transpiration et la cigarette ou les
différentes fragrances de poppers, il suffisait de le jeter dans la machine à
laver pour qu'il réapparaisse comme neuf. En nettoyant son bombers, on remettait
les pendules à l'heure, tout était oublié, comme après confesse (j'y vais pas mais vous avez compris), prêt à faire
d'autres bêtises. Même quand on avait une sale gueule, ce blouson vous rendait
sexy. On sortait dans la rue et c'était comme si vous disiez "Je suis
prêt, TUVAWARE".
Pourquoi j'en parle aujourd'hui.
Parce que j'ai été épaté de voir que Jimmy avait fonctionné de la même manière.
Ce n'était pas un blouson que l'on pouvait offrir, même si on savait que cela
aurait été un geste généreux. Il fallait vraiment effectuer le geste symbolique
de s'en séparer parce qu'il avait accompagné nos plus belles années de drague
et de danse et qu'à partir d'un certain âge, il fallait tourner la page, même
si cela voulait dire que l'on n'aurait plus jamais un look aussi pratique. Cet
ami-blouson était l'accessoire N°1 du basique gay, quand on n'avait pas
beaucoup d'argent : un jean, un bombers, des Doc Martens et voilà, pas besoin
d'acheter autre chose. C'était l'anticonsumériste gay minimal à son sommet. Et
on l'avait tellement aimé, on était si reconnaissant, ce blouson avait été si
fidèle en vous accompagnant partout, en France et à l'étranger, vous protégeant
du froid et de la pluie, parfois même de la violence et des coups, qu'il était
chargé de trop de souvenirs. C'était pas possible autrement, à moins de risquer
un anévrisme en le découvrant par hasard, quelques années plus tard, dans le
fond mystérieux de ce placard où on ne va jamais.
Je sais qu'il existe toujours des
gays qui portent ça et à la limite je le respecte même si je trouve le procédé
borderline zarbi. On est en 2012 les mecs. Autant porter un loden, c'est tout
aussi effrayant socialement et culturellement. Au secours quoi. Et je sais que
ce blouson bourgeonne chez les stylistes de mode qui ne cessent de tourner
autour, essayant de trouver le truc qui le réhabilitera dans l'exemple éblouissant
d'un post modernisme qui ne respecte plus rien. Car ces stylistes savent bien
qu'ils ont un classique en face d'eux, que l'on peut décliner avec plein
d'autres tissus, de coutures, d'idées. Le jour où une célébrité comme Michael
Fassbender, suivi pour son flair vestimentaire, se promènera d'une manière
répétée avec un bombers new style, qui parvienne à être fidèle à l'original
tout en étant complètement réinventé et que cette image se trouve sur une pub
de parfum, on aura atteint un revival massif de rue avec des milliers
d'hipsters et de kids hétéros qui s'y mettront.
Mais ce n'est pas encore fait, loin
de là. Je peux me tromper mais je pense qu'il faudra attendre encore un an ou
deux, ou plus. Je suppose que Rihanna ne s'est pas encore penchée sur le sujet,
ni Madonna (et pourtant...) ni Lady Gaga. Et puis, c'est quand même un blouson
essentiellement masculin. Mais quand ça arrivera, selon la formule consacrée, remember where you read it first.