jeudi 29 décembre 2011

Le Garcia de la honte



De toutes les tuiles qui me sont tombées dessus en 2008, une des plus perverses aura été la sortie de La meilleure part des hommes de Tristan Garcia. J'ai dit ce que je pensais de ce livre dans des interviews pour la presse étrangère, et , mais en France j'ai pratiquement fermé ma grande gueule. J'étais tellement écœuré que je n'arrivais pas à exprimer ce que je ressentais.

Pour ceux qui ne savent pas, et je ne leur reproche rien, il y a des évènements autrement plus graves à notre époque, tout a commencé quand le responsable des pages culture de Têtu m'a téléphoné, en plein été 2008, pour m'apprendre qu'un bouquin allait sortir à partir de mon affrontement avec Guillaume Dustan. C'était un roman, je mets en italique car dans mon esprit naïf, un roman représente une catégorie littéraire autrement supérieure mais bon, et cet inconnu total, Tristan Garcia, avait décidé de consacrer son premier livre à cette grande bataille de la prévention sur le sida : responsabilité versus bareback. Au lieu d'aider à résoudre le problème, ce livre a apporté encore plus de confusion à une discussion politique qui avait débuté en 2000, huit ans plus tôt. Les romans n'ont pas pour vocation de résoudre un conflit, certes, mais je considère qu'ils n'ont pas vocation, non plus, à mettre de l'huile sur le feu. Les essais et les manifestes sont écrits pour ça. Mais quand l'histoire ne vous appartient pas comme c'est le cas pour Tristan Garcia, quand vous n'y avez pas participé, même de très loin, et que vous n'avez pas levé le petit doigt contre le sida pendant les vingt-cinq premières années de l'épidémie, une certaine humilité exige de ne pas débouler dans le proverbial jeu de quilles pour causer encore plus de tort parmi ceux qui, eux, se sont vraiment battus contre la maladie. Vous pénétrez de plein pied dans un mauvais karma qui mérite justice, ou au moins, une baffe très violente en pleine gueule, ou un grand coup de pied dans les couilles, quelque chose dont on se souvient longtemps. Je n'ai ni l'argent ni l'envie d'attaquer les gens en justice pour ce qu'ils peuvent dire de moi, je considère que tout le monde est libre, c'est la vie, mais cela ne m'empêche pas de souffrir et de penser que Tristan Garcia est un ver de terre.

Ce n'est pas que son roman ait interverti les rôles, les déclarations et les colères de mon affrontement avec Guillaume Dustan sur la prévention du sida. Je ne lui reproche même pas son manque de courage quand il n'a pas pris la peine de m'annoncer lui-même la sortie de son livre, moi le seul survivant de cette affaire (Dustan est décédé en 2005). Je n'en veux même pas aux éditeurs qui ont cru bon de publier ce livre, sachant le mal que cela provoquerait.
Ce qui est grave dans ce livre, quand on ne connaît pas l'histoire qui a motivé cette guerre sur le bareback, c'est que les lecteurs, quand ils finissent ce bouquin, n'ont aucune idée de la profondeur du sujet, entre responsabilité militante et égoïsme culturel. Le seul apport de Tristan Garcia dans la lutte contre le sida aura donc été néfaste, alimentant les contre vérités, les mensonges sur une discussion réellement fondamentale alors que, je répète, il n'a lui-même rien fait contre cette épidémie. C'est comme si les gens souffraient et que vous décidiez de mettre de l'acide sur leurs plaies tout en s'enorgueillant de s'approcher de si près des malades. La jeunesse et la candeur de Tristan Garcia, au moment de la sortie de son livre, sa manière de prétendre "Oh je ne savais pas que ça allait te perturber" est une chose éminemment insultante et je considère personnellement que l'âme de cette personne est désormais souillée pour de nombreuses années. D'abord, on n'écrit pas un livre sur une personne décédée depuis peu (Dustan) comme ça, avec insouciance. On a un minimum de respect. Ensuite on n'écrit pas un livre sur un survivant, comme ça, avec la même insouciance, surtout quand la vie du "romancier" est une page blanche, quand vous êtes zéro, nada, rien du tout. On se ne se fait pas mousser sur le travail des autres. On n'écrit pas un livre sans connaître les "tenants et les aboutissants" du sida (tiens, Garcia, je ne l'avais jamais utilisée de ma vie, cette expression ridicule, et je te l'offre ici car c'est le signe de mon mépris pour toi).

Car aujourd'hui, cette guerre entre Dustan et moi est terminée et je suis at peace with Dustan, exactement comme lorsque je reçois le livre de Frédéric Huet, sorti en septembre dernier, je n'ai rien de méchant à dire sur ce livre, c'est un témoignage sur une histoire d'amour et c'est tout. Je respecte. Tandis que Garcia, à un moment, je dois exprimer ce que je ressens car autrement ce serait vu comme un désintérêt de ma part ou, pire, une acceptation. Et lisez moi bien. Ce livre est une partie de ma vie mais distordue, mon personnage ne me ressemble pas dans la vraie vie, il est même le contraire de ce que je représente et de ce que j'aime, c'est crade. Vous croyez lire un livre sur le sida mais c'est l'antisida. Ce n'est même pas virologiquement correct, bordel! Vous croyez que c'est parce que c'est du roman qu'on a le droit de tout dire sur cette maladie? Mais vous vous prenez pour qui, éditeurs, jury de Prix de Flore, à pénétrer de cette manière dans cette maladie? Vous avez fait votre homework, pour savoir que vous faites du mal à des gens en publiant une histoire qui nous plonge tous dans la honte - ou vous faites semblant de ne pas le savoir? Vous avez Google chez vous? Dans dix jours je sors un bouquin qui raconte 30 ans d'épidémie, et même si c'est écrit d'une manière personnelle, vous, qu'avez-vous fait pendant ces trente dernières années de maladie?

Mais ce qui me pousse à écrire aujourd'hui, ce n'est même pas ce livre qui m'a fait tant de mal, puis le prix de Flore qu'il a reçu, puis les éditions américaines, allemandes et probablement espagnoles de La meilleure part des hommes. Ce n'est même pas le fait que derrière le Prix de Flore il y ait Frédéric Beigbeder, qui était l'ami de Dustan, qui encore une fois me poignarde dans le dos alors qu'on ne s'est jamais rencontrés. Ce qui me met en colère, c'est ce que j'avais dit à Garcia en 2008.
Par mail, je lui avais dit : "Déjà ce bouquin c'est la honte et tu devrais être vraiment être ashamed de ce que tu as fait, à moi et Dustan. Mais si tu fais un film ou quoi que ce soit à partir de ce bouquin de merde, alors tu vas m'entendre. AND. YOU. DON'T. FUCK. WITH. ME. YOU. LITTLE. PIECE. OF. SHIT." Or, cet été 2012, qu'est-ce que j'entends auprès d'un ami de Caen? : "Heu Didier, tu es au courant qu'une pièce de théâtre est en train de se monter sur le bouquin de Garcia?" Ben non, je ne le suis pas, si Garcia n'a pas les couilles de me dire qu'il se fait encore du fric sur mon dos, comment le saurais-je?" En plus je DETESTE le théâtre de toute manière, je ne connais pas les attachées de presse du spectacle vivant et c'est d'ailleurs sûrement pour ça que je ne suis pas un barebacker car 98.6% des gens que je connais qui vont au théâtre ne sont pas safe (une observation personnelle, vous en faites ce que vous voulez). Et là, j'apprends par Hélène Hazera, il y a quelques mois, que la pièce se "monte" à Paris avec encore plus de fric qui tombe dans le compte en banque de Garcia. Et Hélène me dit "Peut-être serait-il temps que tu dises ce que tu en penses". Vous voyez où je veux en venir. Non seulement Garcia fait du mal à Dustan et moiself, mais en plus il y a du commerce derrière. Je ne suis pas vénal, tous les gens qui me connaissent peuvent en témoigner, je suis au chômage depuis 2008 (vraiment une année sensass pour moi lol) et le mec, pas un merci ou quelque chose. Il a fallu que je lui demande, MOI, les éditions étrangères de La meilleure part des hommes pour les recevoir. C'est hallucinant.

En anglais, on appelle ça un asshole, un terme qui est beaucoup plus péremptoire que le "trou du cul" français. Cela décrit un mec qui fait un truc pas correct, uniquement parce qu'il n'a pas de scrupule, parce que ses éditeurs lui disent "Coco, c'est génial!". Et Garcia va vivre pendant des années avec le prestige de son Prix de Flore à la con et désormais il y a une pièce de théâtre avec un metteur en scène qui gagne du fric, des acteurs et des actrices qui gagnent du fric, et des éclairagistes et des mecs qui prennent le ticket de théâtre à l'entrée et même le mec qui balaye les tickets de théâtre sur le trottoir le lendemain matin. C'est toute une organisation qui suit un livre paru en 2008 sur un mensonge, une arnaque. Et tout ça avec des noms astucieusement intervertis, des petits détails de littérature légèrement modifiés afin que le service juridique derrière ce livre puisse dire "C'est bon, on l'envoie à l'imprimerie". C'est absolument haram de faire un truc pareil, c'est le roman dans ce qu'il a de plus abject, un sous-produit de notre époque qui ne respecte rien ni personne.

Alors, depuis la sortie du livre de Garcia, en 2008, il m'a fallu trois années, lentement, pour parvenir à relever la tête. Ce livre paru cet été-là, c'était un poison et il m'a détruit, cela m'a fait du mal car jamais, Dustan et moi, nous nous sommes affrontés avec l'idée de faire du fric sur notre dispute. Nous savions que notre affrontement serait discuté et commenté à travers Paris, qu'il serait le sujet de moqueries et de potins imaginaires. Nous avons perdu des amis communs dans cette guerre et il y a toujours des hommes et des femmes à qui je ne pardonnerai pas d'avoir choisi Dustan. Mais! Dustan est mort et il ne peut pas répondre. C'était un homme de loi et s'il avait vu La meilleure part des hommes, il aurait probablement fait un procès, lui. Les bourgeois font des procès. Pas des gens comme moi. Mais ce n'est pas parce que Dustan est mort et que je suis au chômage que je ne peux pas m'élever une fois de plus contre le mal qu'on nous a fait en dénaturant ce que nous avons dit, lui et moi. Alors, faites votre pièce de théâtre à la con. Je vous maudis. Et je ne sais pas ce que Dustan dit, mais il est déjà dans l'au-delà, et il est en train de tirer des ficelles que vous ne pouvez pas voir. yet.

mardi 6 décembre 2011

Sperme et "Jizz Art" sur Tumblr



Quand j'étais un ado homosexuel, une des choses qui me posait le plus de problème était d'imaginer le sexe des hommes que je voyais dans la rue. J'avais du mal à trouver une cohérence entre l'apparence publique de ces hommes et leur sexualité intime et j'avais compris très tôt que ce que l'on nous apprend à l'école, quand on se déshabillait avant d'aller à la piscine, était un mensonge universaliste. « On est tous faits pareils ». Je pense que ce lavage de cerveau culturel et social est une des raisons pour lesquelles nous développons, nous les gays, un gaydar subjectif sur ce qui est gay ou pas, qui a une belle bite ou pas, qui baise bien ou non. En regardant quelqu'un, notre cerveau calcule inconsciemment tout un faisceau de questions / probabilités qui peut nous donner une idée de ses secrets et le côté merveilleux de la découverte consiste à accepter ce fait si injuste : nous ne sommes pas faits pareil. C'est gros comme le nez sur la figure. Certains hommes sont plus beaux que d'autres, certains sont beaux de partout, ils sont vraiment bénis en naissant et notre équilibre, dans la vie, c'est d'accepter ce « Have & Have Not » dans la sexualité, car il n'y a rien à faire. Il faut l'embrasser, pas le combattre.

Bien sûr, nous savons que ce gaydar est aléatoire. Certains homosexuels sont absolument impossibles à reconnaître, soit parce qu'ils sont parvenus à se cacher si bien qu'ils se fondent dans le paysage, soit parce qu'ils sont tellement masculins que rien ne transperce leur carapace, certains ont des petites bites alors qu'on est persuadés du contraire, et d'autres ont des grosses bites qui ne sont pas belles (ça existe, sisi). Ce qui est en train de changer dans le gaydar, ce n'est pas les sites de rencontre où vous savez tout sur le mec en question avec plein de cases cochées sur tout et n'importe quoi, même s'il mange de la main gauche, c'est Tumblr. Et je vois à quel point Tumblr nous change, exactement comme Facebook nous a changé quand on s'y est mis il y a 4 ans. Car Tumblr, qui se spécialise dans les photos et images, comme un Twitter de l'illustration, est aujourd'hui le principal réseau social de l'anatomie humaine. Plus de 70% des photos postées montrent des hommes comme vous et moi (enfin moi je suis pudique, je suis incapable de me montrer comme ça) qui se déshabillent devant le téléphone portable et montrent leur bite dans leur salle de bains, chez eux, ou n'importe où d'ailleurs. Cet exhibitionnisme n'est pas du tout celui des réseaux de drague, puisque le but n'est pas ici de se rencontrer et de draguer. C'est tout simplement le premier moment de l'histoire de la photographie où les hommes se montrent tels qu'ils sont, sans pudeur ni artifice d'éclairage ou de Photoshop, élucidant un peu plus le mystère de leur physique et de sa représentation publique.

OK, les trois quarts du temps, les mecs ont des bites superbes, ce qui ressemble à un catalogue mondial des plus beaux mecs de toutes les couleurs, et il y a en ce moment, par exemple, une montée en puissance sans précédent du physique asiatique, sûrement un autre marqueur de l'importance économique et de la libération des mœurs à l'Extrême Orient. Toutes les races sont là, dans leur présentation la plus simple et la plus right in your face. Et même si cette représentation des bites est nettement au-dessus de la normale car on a forcément envie de forwarder les plus belles bites, donc mécaniquement les biais sont nombreux, Tumblr est le miroir de ce qui est aimé et apprécié, et c'est aussi le vecteur d'autres images. Il y a des blogs où les mecs ont des petites bites ou des bites normales, vraiment comme vous et moi.
Tumblr est le réseau social qui change le plus vite les conceptions toutes faites. Et c'est pourquoi l'affrontement entre le réseau majoritaire, Facebook, est très réel avec le réseau minoritaire, Tumblr. Les gens de FB ne comprennent pas l'intérêt de Tumblr (dont la qualité première réside dans l'absence de censure, alors que FB est contrôlé) tandis que les fans de Tumblr se moquent de FB comme un modèle de pensée déjà dépassé, limité, pratiquement débile. En fait, la suprématie physique de ces hommes est en train de casser l'uniformisation masculine telle qu'elle a été forgée pendant des années avant la photographie numérique. Ce ne sont pas forcément les sexes merveilleux de ces hommes que l'on découvre sur Tumblr, c'est toute leur attitude générale, leurs tatouages, l'immense création que cela représente aujourd'hui, et toute l'attitude qui va avec. Les jeunes d'aujourd'hui sont réellement mieux foutus qu'avant car la modernité de la société a modifié leurs corps, leur musculature, leur maintien, même leurs complexes. Ils sont plus à l'aise, c'est indéniable. Et surtout, on comprend que cet universalisme physique, « On est tous pareils » est un concept créé par les Blancs pour imposer le physique des hommes blancs.

Il y a un autre aspect dont personne ne parle, c'est que Tumblr est aussi le média qui reflète à quel point l'abandon de la capote est banalisé, dans les photos de pénétration, les GIF où on voit les mecs baiser, etc. Mon analyse est que ce reflet est paradoxalement plus proche de la réalité, car on voit bien que ces mecs ne sont pas forcément des freaks, cette pratique concerne tout le monde, des très jeunes aux très âgés. Un des derniers symboles culturels de Tumblr, très récent, qui date à peine de quelques mois, est ce qu'on pourrait appeler le « Jizz Art ». On voit de plus en plus de photos de baise avec des mecs sans capote, mais dans cette catégorie apparaît désormais toute une production de photos d'art avec des sexes en gros plan, avec une qualité d'image et des couleurs ahurissantes, qui montrent des bites en train de jouir, avec des jets de sperme (« jizz ») qui ressemblent presque à de l'art abstrait. Tout le monde sait ce que je pense du safe sex (que du bien, pour résumer), mais ces photos ne montrent pas forcément le sperme en contact avec des muqueuses ou la bouche, des fois c'est juste une explosion, un feu d'artifice, une merveille de la nature, comme on filme un geyser. Bien sûr, il y a aussi du Jizz Art bareback, mais ce n'est pas limité à ça. Le sperme redevient à nouveau un sujet artistique, il n'est plus le sujet de la terreur et on voit ici la conséquence artistique des dernières études scientifiques dans le sida qui démocratisent l'idée selon laquelle le sperme pourrait être « lavé » par les traitements antirétroviraux.

Je trouve ça fabuleux, exactement comme j'ai toujours aimé l'art érotique gay, les dessins et la photographie, comme le reflet de ce que nous sommes vraiment, où ce que nous rêvons de devenir à travers l'effort, le sport, l'image, le développement de la personalité. Ce que le reste de l'art (le cinéma, la musique, etc.) ne montre pas vraiment. Tumblr est le media le plus gay actuellement, gay dans le sens positif du terme bien sûr, là où l'affirmation est évidente car ces hommes, ces milliers d'hommes se montrent tels qu'ils sont face au monde entier. C'est du coming-out en masse. Ce n'est donc pas uniquement de l'exhibitionnisme, c'est de l'affirmation, l'assurance que l'ego peut être un moyen de s'affirmer quand on est exclu par ailleurs, soit parce qu'on est pauvre ou en difficulté. Tumblr est de la poésie / porno, on passe directement de l'image crue de cul au portrait le plus intime de deux hommes ensemble, ou d'un homme seul qui boit son café ou qui marche dans la rue. C'est le media des hommes car, si les femmes sont éminemment présentes sur Tumblr, il existe enfin un équilibre nouveau, celui de la beauté masculine sous toutes ses formes, qui montre que la femme n'est plus l'objet central de l'érotisme. Nous sommes à nouveau dans le monde de l'homme, celui du physique qu'il a longtemps caché parce qu'il était trop puissant, trop beau, trop évident. Trop dangereux.