lundi 27 avril 2009

Les gays et la crise



En mars 2008, j'ai écrit une nécrologie dans Têtu sur Hervé Gauchet, un de mes amis et ancien amant, mort du sida. À la fin du texte, je me suis permis une sorte d’association prédictive entre la mort d’un être cher et la dureté de la crise économique qui allait s’abattre sur nous : « La crise financière et la récession vont s’étendre à travers la planète et nous affecterons tous. Cette récession sera le symbole de nos peurs et de nos vies futiles face à la vraie condition humaine. Sans argent, il va falloir faire des sacrifices et des efforts, exactement comme Hervé en a fait, fragilisé par la maladie. » Une fois de plus, je faisais le Nouriel Roubini du sida, celui qui annonce des moments durs alors que les homosexuels étaient encore à s’amuser (ou faire semblant) puisque pour eux, comme beaucoup d’autres, le risque de récession n’était pas réel.

Un an après, exactement, la récession est bien là et certains parlent désormais de Dépression 2.0. Pourtant, les gays européens sont toujours sur le mode du « même pas peur ». Ils cultivent si bien leur différence qu’ils s’imaginent à la marge d’une société dont le portefeuille est désormais presque vide en début de mois. Après tout, l’immense majorité d’entre eux n’a pas d’enfants, n’est pas pacsé. Et quand ils vivent en couple, ils sont toujours dans cette économie parallèle du No Kids, Double Income (pas d’enfant, double salaire). Gay is still old money.

You wish. D’un point de vue hexagonal, ce déni de la crise ressemble au désormais célèbre nuage de Tchernobyl.  La crise économique affecte bien les gays, ça ne se voit pas dans la presse LGBT, c’est tout. Ou plutôt : elle se voit de l’autre côté de l’Atlantique.

Take that to the bank

Le déroulé médiatique est complexe, mais il mérite d’être décrit en détail. Tout a commencé avec la parution, coup sur coup, de plusieurs grands dossiers dans la presse gay américaine. Avec le krach boursier du 15 septembre dernier, l’argent est soudain devenu un sujet d’enquête dans une communauté souvent considérée, à tord ou à raison, comme privilégiée. Un article du 7 octobre 2008 dans The Advocate, «Get a job – and keep it », avertit que l’aggravation de la crise doit inciter à la sédentarité professionnelle, dans un pays où l’on change souvent de job ou de ville. Mieux, on y fait la liste des meilleures entreprises gay friendly, celles qui ont pour politique de garder précieusement leurs employés et de leur distribuer une partie des dividendes. À la fin de l’article, un sondage demande : « Pensez-vous que l’entreprise dans laquelle vous travaillez est financièrement stable ? »

Mais ce n’est qu’un avant-goût. Le 21 octobre 2008, The Advocate pénètre vraiment dans le cœur du sujet avec « The cost of being gay », un long dossier de couverture qui décrit tout ce qu’il faut se payer pour accompagner une identité sexuelle digne de ce nom. Pouvons-nous nous permettre, financièrement, d’être gay ? L’article prépare son lectorat à la dure réponse : pas évident. Pourtant, un sondage publié dans le numéro suivant (18 novembre 2008) montre bien que les gays n’ont pas encore pris la mesure du problème. 63% des lecteurs pensent qu’ils ont les moyens de financer leur style de vie, contre 30% qui n’y parviennent pas (7% restent indécis). Pas besoin de rappeler ici que ces sondages online ne sont pas représentatifs puisqu’ils concernent, de fait, un lectorat privilégié : il lit, il s’exprime, il appartient aux couches sociales supérieures. Mais l’indication est claire : les gays ne sont pas effrayés par la crise, contrairement au reste de la population américaine. Plusieurs lecteurs commentent leur vote : « Je peux me permettre d’être gay parce que je ne m’identifie pas à ce qui est présenté dans les magazines qui me disent que si je m’achète ces jeans D&G ou ce costume John Galliano, je serai irrésistible pour les hommes ». « Non si cela signifie que je dois payer 300$ pour une paire de jeans ou des lunettes ! ».

Le 8 novembre, le même magazine publie un billet d’humeur ayant pour titre « A poor woman’s guide to the financial crisis ». Le 2 décembre suivant, The Advocate entérine définitivement l’effondrement économique avec un long dossier intitulé « Rece$$ionary tremors ». Huit gays et des lesbiennes sont photographiés sur fond de panneaux de maisons à vendre, de cartons de déménagement. On fait alors état  du chômage, de la dégringolade des prix immobiliers, des crédits qui s’accumulent. L’article se termine par un autre sondage révélateur : « Avez-vous peur de perdre votre emploi ? ». Le 13 janvier 2009, The Advocate fait sa couverture sur le sénateur Barney Franck. Ouvertement gay depuis plus d’une dizaine d’années, Franck est depuis plusieurs mois très visible dans les médias américains puisqu'il participe à l’évaluation des divers plans de relance présentés au Congrès. Le travail de Franck n’a rien à voir avec une mise en avant des priorités financières des personnes LGBT, il se situe à un niveau national, relayant par exemple le point de vue des syndicats et des couches populaires. Mais il est le symbole d’une voix homosexuelle qui s’exprime au plus haut niveau, précisément sur des questions d’ordre économique. 

On comprend ici que The Advocate poursuit une vraie ligne éditoriale avec pour charpente thématique la crise financière. On assiste à une vraie montée en puissance de la démonstration des liens qui existent entre la déflagration économique dans son ensemble et les conséquences dans une minorité qui, par ailleurs, s’est beaucoup investie financièrement en 2008 pour défendre le mariage gay en Californie (la fameuse Proposition 8). D’ailleurs, cette cover story était le prolongement d’un article plus court, publié le 9 septembre, qui soulignait la place de Barney Franck au centre des débats très animés sur le krach boursier.

Avant l’effondrement des valeurs boursières, le mensuel gay Out, dans son numéro de septembre, estimait les dépenses matrimoniales des gays et lesbiennes, réparties sur trois années et pour la seule Californie, à 683.6 millions de dollars. Ce qui est beaucoup. Dans son édition du 1er juillet 2008, The Advocate soulignait le boom commercial que pourrait entraîner une confirmation de la légalisation du mariage dans l’état. Avec un titre ironique, « Love ! Valour ! Commerce ! », l’article se terminait sur cette phrase rétrospectivement très naïve : « Une fois de plus, nous sommes en train de montrer que les gays peuvent sauver le monde – ou au moins notre économie ». Hum. Mauvaise pioche.

Donc, tout n’est donc pas sombre chez les gays. C’était le cas avant la crise, c’est le cas pendant la crise. On est les champions de l'autodérision ou quoi? Certains sont même convaincus que les homosexuels, comme les cafards, seront les seuls à survivre. Le 11 février dernier, gawker.com l’affirme : « Gays, like cockroaches, will be the only things to survive this recession ». Le titre fait écho à un billet du New York Observer qui affirme que « les gays adorent la récession » puisque cela leur permet de se défouler dans leur occupation préférée (le shopping). D’autres y voient l’avènement d’une nouvelle révolution : « Les gays aiment cette récession parce que nous détestons le capitalisme qui est à la base du patriarcat hétéro-normatif. Foutons tout en l’air ! Fuck Prop 8 ! On devrait brûler Wall Street et envahir New York »

On dira : c’est normal, les Américains sont beaucoup plus directs quand il s’agit d’argent. Mais une telle consistance rédactionnelle des médias gays américains est un cri d’alarme, mais aussi le rappel d'une revendication politique qui touche aussi les droits LGBT : « Oui, dans cette crise, nous sommes affectés comme les autres ». Et certains avancent même l’idée que cette récession sans précédent risque d’exclure en premier les minorités, toujours plus fragiles face aux grands bouleversements sociaux. Et si, dans une entreprise, les premiers sacrifiés étaient ceux qui sont les plus isolés : la folle, la lesbienne, etc? Aux USA comme en France, nous savons déjà que les minorités ethniques sont les premières à souffrir de la montée du chômage. 

Yes but no yes but no

Justement, quid de la France ? Le seul article publié par les médias gays français date du 30 décembre 2008 quand la newsletter d’Illico fait état de l’effondrement du commerce dans le Marais. « Selon le Syndicat National des Entreprises Gaies, le nombre de cessations d’activité des commerces gays et gay friendly est bien supérieur aux ouvertures de nouvelles enseignes, aussi bien dans la capitale qu’en régions ». Ce n’est pas la première fois que l’on aborde le sujet des difficultés des entreprises LGBT. Le marais n'est plus ce qu'il était. Là, pourtant, Illico décrit dans le détail les fermetures de bars, librairies et plusieurs institutions commerciales symboliques de l’essor des années 80 (les boutiques sexe IEM par exemple). Le même jour, la newsletter de Têtu reprend les infos d’Illico, en plus court.

Mais depuis, rien. Pref Magazine, fidèle à son envie de refléter surtout le style de vie gay, n’a toujours pas abordé le sujet. Têtu se concentre sur une nouvelle formule qui, justement, se focalisera sur le même créneau. Yagg persiste dans un mystérieux équilibre entre le futile et le moins futile. Le mot du jour, c'est "serein". Surtout, tout le monde s'aime. Personne n’a donc envie de fouiller dans un thème qui concerne pourtant tout le monde : comment la crise économique va affecter la culture gay, son commerce, ses acteurs, ses symboles et la dynamique de son expression. Il est pourtant évident que les médias gays sont les premiers à souffrir d’une baisse des parts de publicité et de la vente de leurs supports papier - quand ils en ont encore. Ils sont, de plus, l’expression du tissu associatif qui est très concerné par la baisse des subventions qui lui permettent de fonctionner. Une récession de cette amplitude est un événement qui bouscule les mentalités et, comme l’annonce David Brooks dans l’International Herald Tribune du 17 janvier, « chaque récession a son propre esprit ». Les gays de plus de 50 ans ont grandi avec les souvenirs de la crise de 1929 racontés par leurs grands-parents. Même si cela avait déjà l’air bien poussiéreux dans les années 60, les baby boomers ont au moins connu la crise des années 70.

Pourquoi c'est important

Les jeunes de 20 ou 30 ans, qui sont déjà le moteur de la culture gay moderne, n’ont jamais connu ce type de déflagration économique. Celle-ci survient quand presque tout le monde s’était mis d’accord pour oublier la crise identitaire précédente, qui n’a pas été économique, mais sexuelle : le sida. C’est donc ainsi : alors que les trentenaires étaient parvenus à écarter le poids trop lourd de la maladie, une autre catastrophe survient et leur barre, une fois de plus, la route vers l’indépendance et le succès. Les jeunes gays de 20 ans, eux, sont totalement désemparés face à cette crise financière. Comme tous les jeunes, ils ne savent pas quelle sera leur place dans cette société. Mais quand ils doivent aussi affronter leur insertion à travers leur identité, ils se trouvent encore plus dépendants des symboles qu’ils ont contribué à rendre incontournables (Internet, le chat, l’iPod, etc). Tout ce qui leur permet d’exister est désormais trop cher. 

La réponse à ce drame ne réside pas dans un geste cynique qui déclarerait : « ça va leur faire les pieds, c’est la vie ». Non, cette récession est une source de traumatisme qui est encore plus difficile à vivre lorsque l’on ne dispose pas de l’expérience acquise au fil des années, à travers l’adversité et la gestion de l’argent au long cours. En 2009, le type d’adversité que les gays et lesbiennes vont devoir surmonter ne peut se contenter des réponses dogmatiques simples, du type : « les homosexuels sont comme les autres, l’argent est l’argent ». Nous n’avons pas passé les vingt dernières années à insister sur le fait qu’il y avait, réellement, un pouvoir d’achat gay pour oublier que la culture gay influence effectivement le style de vie, la sexualité, la vie nocturne, la sociabilité, les voyages. Tout ceci dépend directement de l’argent. Nous nous trouvons donc dans une contradiction fondamentale entre l’idée selon laquelle nous sommes affectés comme tout le monde, quand nous ne sommes pas comme tout le monde. Et ça c’est nouveau.

Par exemple, le tissu associatif LGBT, jusqu’alors si focalisé sur l’homophobie et le droit au mariage, va devoir accueillir des personnes déprimées pour de nouvelles raisons : la précarité de groupe. Les associations de lutte contre le sida vont être encore plus confrontées à des personnes séropositives appauvries. Le problème, tout le monde en est conscient, c’est que ce tissu associatif est déjà très fragilisé. Il n’est déjà pas particulièrement attractif et brillant, il suffit de regarder autour de soi. Et rien ne semble attester d’un frémissement dans le changement de ses orientations politiques, c’est le moins que l’on puisse dire. Les médias gays traditionnels, qui se recentrent tous sur des formats de marketing éditorial, vont se trouver dans une situation invivable. Avec des ventes réduites, des publicités plus rares, leur positionnement va les séparer de plus en plus d‘une base qui ne comprendra pas que personne semble s’intéresser à ses difficultés quotidiennes. Les lecteurs vont vite abhorrer les produits haut de gamme qu’on leur jette au visage. Et l’idée très commune, dans les médias, que ces produits « font rêver » va sûrement faire face à une colère qui ressemble beaucoup à celle que la société projette vers les plus fortunés.

Il risque donc de se produire, dans cette communauté gay, le même schisme qui s’éternise, par exemple, au sein des partis politiques de la gauche hexagonale : une base qui ne se retrouve plus dans les orientations de son élite. Après tout, les médias gays online n'abordent pas davantage les aspects graves de la crise. Personne ne veut signaler une fragilité économique. Peut-être ont-ils peur d’admettre que la contraction du chiffre d’affaire des entreprises qu’ils dirigent, ou qu’ils soutiennent, est le reflet d’une crise communautaire. Ils sont probablement conscients qu’une part de leur style de vie doit être remise en question, comme le reste de la société, qui a beaucoup dépensé  dans le paraître depuis une décennie. Exemple, l’article paru dans l’International Herald Tribune du 23 décembre dernier, « Vanity is so last year », qui fait état de la baisse sans précédent des opérations de chirurgie esthétique en 2008. La « nouvelle austérité » est arrivée. Il va être intéressant de voir quelle seront ses conséquences sur la sexualité homosexuelle.

Le fait de perdre son travail, parfois, délie les langues. Chez les gays, pour l’instant, le silence est général. Résultat : pas de conseils, pas de soutien pratique pour affronter une situation nouvelle. Bien sûr, quand il s’agit de trouver des boîtes de sardines moins chères, nous sommes tous égaux. Mais quand il s’agit de s’adapter à l’évolution d’une communauté gay qui a été nourrie pendant plus d’une décennie par le commerce, la modernité, la compétition sociale et la gratification instantanée, quand il faut trouver des alternatives à la compulsion et à l’addiction qui sont particulièrement courantes chez les gays, il n’y a plus personne. Ces dernières années, les gays ont été particulièrement gourmands de services : il fallait avoir son psy, sa femme de ménage, son coach de gym ou de yoga, son agent immobilier, ses vacances à travers le monde. Comment survit-on quand on doit sacrifier une partie – ou la totalité- de ce qui nous définit ? Quel type de frustration cela suscite dans une communauté française déjà beaucoup plus individualiste que les communautés gays anglo-saxonnes où l’idée d’entraide existe davantage ? Que fait-on quand les placards débordent de slips roses American Apparel et que le frigo est vide ? Comment dépenser plusieurs centaines d’euros (taxi, restau, boite, alcool, drogues, after) pour une sortie quand on ne sait plus comment payer un loyer qui ne cesse d’augmenter ? Ah oui : est-ce que le maire gay de la ville la plus gay de France a quelque chose à dire sur le sujet ? (Réponse rapide : non). Comment les gays et les lesbiennes qui élèvent des enfants vont affronter ces temps durs ? N’avons-nous pas quelque chose de spécifique à leur dire ? Est-ce que le coming out ou l’affirmation seront plus difficiles quand la société est plus dure, plus inquiète ? Ou peut-on imaginer, au contraire, l’apparition, ou le renouveau, d’un mouvement underground dynamique qui rappellerait ce qui s’est passé lors de la prohibition ? Bref, avons-nous chanté tout l’été ? Et que ferons-nous quand la bise va durer bien au-delà de l’hiver, mais pendant plusieurs longues saisons ? Voilà les questions que devraient se poser les leaders de cette minorité qui sont supposés anticiper les drames – et leurs solutions.