lundi 27 septembre 2010

For a friend



Donc vous avez un ami qui meurt d’un accident cardiaque et vous savez très bien que ça devait arriver un jour parce que c’est un mec qui avait pris pour bible les paroles de « No Limit » de 2 Unlimited. Que ce soit d’overdose ou de sida, d’une manière normale ou tout simplement en s’endormant au milieu de la route à 4h du matin avant qu’un semi-remorque passe par là pour livrer les fruits et les légumes du marché des Capucins à Bordeaux, ça devait arriver et il y en a même qui se demandent sincèrement, sans jugement ni rien, pourquoi ce n’était pas arrivé plus tôt. Certains de vos amis sont les plus wild, les plus incontrôlables, les plus seuls.

J’ai rencontré Hervé Robin à la première vraie Gay Pride d’Act Up en 1990. On s’était déjà vus de loin dans les clubs, mais je me rappelle très bien l’endroit et le moment précis quand il est venu me voir pour parler en défilant. On était sur la rue du Faubourg Saint Antoine, à 400 mètres de la Bastille, à peu près avant l’immeuble de Radio Nova. J’étais content de la manif, on avait des grands drapeaux devant avec Laurent Mouret qui les faisait tourner dans l'air, il faisait beau et Robin est venu me dire qu’il voulait faire des choses pour Act Up. Je lui ai dit qu’il pouvait commencer tout de suite, mais il m’a répondu qu’il partait pour deux mois en Inde. J’étais là « Bien sûr, ah oui, tu pars en Inde pour deux mois et ça va tellement te péter dans la gueule ce voyage que lorsque tu reviendras, tu auras oublié même le nom d’Act Up. OK ».

Deux mois plus tard, il débarquait en réunion. C’est là que j’ai appris qu’il tenait ses promesses. Et très vite je l’ai vu mettre tout le monde dans sa poche, les uns après les autres. On découvre alors que c’est une folle super intelligente et qu’il a plein d’idées parce que c’est un instituteur pour gosses de 6 ans et donc Act Up ça ne le change pas beaucoup quoi. A vitesse grand V, il se trouve à la tête du groupe qui organise les soirées et qui conçoit et vend les T-shirts, le poste très important qui a fait vivre Act Up durant les premières années. Comme Hervé connaissait tous les clubs et tous les patrons de bars, c’est lui qui, réellement, a imposé Act Up dans la house. C’est lui qui a créé le slogan « Danser = Vivre » et surtout « Sida Is Disco » à moins que ce soit Loïc Prigent, je ne me rappelle plus.

Donc pendant les premières années, Hervé était très respecté à Act Up, un mec qui faisait rire tout le monde, qui avait toujours de l’énergie, qui savait se faire respecter aussi, quand il se mettait à crier tout le monde se calmait. Et puis, instantanément, c’est devenu un ami de clubbing. Il faut comprendre. Hervé Robin était bordelais. Moi je viens d’Agen et dans ma génération, on a toujours considéré que les folles bordelaises étaient les plus extravagantes, les plus érudites, les plus fashion, les plus droguées, les plus cuir, etc. La génération d’après, c’était plus Marseille, Montpellier, Lyon. Mais les bordelaises avaient le clubbing dans le sang. On a commencé très vite à la Luna et surtout aux raves de Mozinor avec mon mari d’alors, Eric. Notre truc, c’était toujours de faire plus de bruit que tous les autres puisque ces raves étaient quand même hétéros à 90%. Hervé avait un délire à lui qui consistait à casser ses bouteilles de bière sur le sol et de faire du smurf dessus en criant « Aciiiid ». On avait les sifflets d’Act Up sans arrêt dans la bouche et les gens à côté de nous suppliaient d’arrêter et c’est pourquoi, la rave suivante, on venait avec les sifflets ET les cornes de brume d’Act Up (oui on en a piqué une dizaine à peu près) mais c’est un travail d’outreach vers les ravers puisqu’on était toujours là à crier des slogans sur D-Shake. Quand on rentrait en voiture, on rigolait tellement qu’on y voyait plus rien et Eric conduisait à 30 à l’heure tellement il était bourré. Aujourd’hui, ça ne pourrait pas tenir plus d’un kilomètre, il y a trop de flics.

Avec le temps, Hervé s’est mis à exagérer à Act Up. Son groupe rapportait beaucoup d’argent, il organisait des soirées au Queen qui marchaient, mais il arrivait souvent cassé. Il y a même une histoire super connue comme quoi il s’est fait un fix un soir en comité de coordination rue René Boulanger et qu’il est tombé sur le sol et la seule chose que les autres d’Act Up ont pu faire, c’est de lui mettre une couverture dessus. Et la réunion a continué avec tous les chefs de groupe, comme des pros. La plus grosse blague a été de découvrir dans son bureau à Act Up, là où il rangeait ses carnets de commande de T-shirts et tous les comptes des soirées au bénéfice d’Act Up, qu’il y avait un tiroir en bas avec plein de chèques de dons ou de commandes de merchandising qui n’avaient pas été encaissés. Il faisait les envois et oubliait de donner les chèques au trésorier qui était juste à 5 mètres de lui. On était pas contents.

Pendant ce temps, Hervé continuait son boulot de prof et il était très bon, il prenait toujours des initiatives géniales comme faire découvrir à des gosses de 6 ans tout le travail de Keith Haring (on est alors en 92,93) et il les faisait dessiner et discuter sur ça et les parents d’élèves l’adoraient, même s’il arrivait bourré le samedi matin après une nuit blanche au Transfert. Il avait de l’autorité sur les enfants, mais il était juste et savait leur faire découvrir des milliers de choses tout en restant dans le programme. On peut pas demander mieux.

Ensuite, j’ai un peu moins vu Hervé quand il a partagé un appartement à Montmartre avec Eric. Pour moi, c’était 1994 et il commençait à être un peu too much, même si tout le monde disait à Act Up que les chercheurs auraient du faire un essai comparatif sur lui avec antirétroviraux + alcool versus antirétroviraux seuls car il avait toujours de bons résultats sanguins, ses CD4 étaient bons et même ils montaient en plus, on était tous verts, on se disait que peut-être il fallait être défoncé comme lui pour survivre même si on savait bien que scientifiquement ça ne tenait pas la route une minute. Il était increvable.

Les années 90 ont passé, il est parti d’Act Up avant moi, il est retourné vivre à Bordeaux à nouveau où il s’est mis en tête de terroriser la ville quartier par quartier. En fait, vous devez vous demander pourquoi je parle de lui, vous ne le connaissez pas mais en fait, justement si, vous vous trompez, vous l'avez déjà vu, il a terrorisé Paris, Bordeaux, l’Espagne et un grand pays comme l’Inde donc ça fait beaucoup de monde si on additionne.

A la fin des années 90, on se voyait toujours dans les clubs et c’est là que j’ai commencé à lui gueuler dessus de temps en temps. Il m’adorait mais un peu trop et quand il était bourré en boite, il était juste insupportable comme tous les alcoolos, bien que lui n’était pas à vous cracher au visage comme certains (je n’en dirai pas plus ici). Moi j’étais juste sur le dance floor à essayer de trouver un mec et je voyais Hervé tituber vers moi pour m’offrir une bière. Je disais merci en maugréant dans ma tête car je savais ce qui allait arriver. J’étais là à danser avec un demi dans la main et ça aide pas et 3 minutes après, il revenait avec une autre bière alors que j’avais pas fini la première et il fallait que je lui crie dessus "Arrête avec les bières, c’est bon comme ça" sinon il remettait ça 3 minutes plus tard et des fois je me suis retrouvé comme ça avec 3 bières. Aucune notion de l’espace temps.
Hervé était devenu un magnet de poisse en boite si aviez envie de rencontrer quelqu’un et ça se répétait tellement, toujours de la même manière, avec une telle usure qu’à la fin quand j’arrivais dans un club, je checkais s’il était là. Au Queen, il pissait contre le bar principal. A Scream, dès qu’on le voyait arriver, on se mettait à danser à l’ombre. A chaque fois qu’on le voyait, c’était sur le même niveau alors qu’à jeun, c’était un homme calme, drôle, totalement cultivé, et quand il se mettait à parler en espagnol, il était si irrésistible que c’était du rire non stop. Il me téléphonait toujours pour me dire qu’il allait passer un week-end à Paris pour voir des spectacles de danse et je baillais.

Ensuite je suis parti vivre à la campagne et la plus belle blague, c’est quand il est venu passer un week-end. C’était l’hiver, il pleuvait beaucoup, il a raté plusieurs fois son train et il a fini par arriver des heures après, dans la nuit, en taxi. Je savais déjà que les taxis de province sont beaucoup plus gentils que ceux de Paris mais celui-ci était tellement adorable qu’il a aidé Robin à sortir de la voiture alors qu’il avait gerbé dedans. Quand il est arrivé dans le salon, il a jeté un regard vers le feu dans la cheminée que j’avais allumé pour le réchauffer et il a dit ce truc génial, avec l’accent du sud-ouest, bourré : « Ah bé tu sais, moi j’aime pas la cheminée, hein ». Ca m’a fait tellement rire parce que tout le monde, I repeat, tout le monde aime un feu dans la cheminée en hiver. Il a fallu deux heures pour qu’il commence à dessoûler et faire des phrases avec un sujet, un verbe et un complément.

Avec le temps, il me téléphonait toujours pour donner des nouvelles mais je commençais à en avoir marre qu’il me dise qu’il avait arrêté de boire alors que j’entendais l’alcool du week-end précédent dans sa voix. Et moi ce genre de délire, j’accepte pas trop longtemps, même de la part des amis. En plus j’étais en plein combat sur la prévention et god knows ce que faisait Hervé quand il était bourré. Il avait le don de me sortir des énormités comme « Je crois que je vais partir un mois en Iran » il y a 4 ans, quand toutes les milices et les terroristes basés en Irak sont passés par l’Iran pour rejoindre l’Afghanistan où ils sont toujours d’ailleurs. Et je lui disais « Ah oui, super, tu es séropo, tatoué et percé de partout, c’est la guerre là-bas et tu t’approches de plus en plus de l’endroit où on cultive le plus de drogue dans la région et tu veux que je te dise vas-y, bon voyage ? T’es folle ou quoi ? ». Je sais très bien que l’Iran est merveilleux et pas si dangereux, mais pour un mec comme ça, c’est comme s’il se promenait avec un écriteau dans le dos avec écrit dessus « Trempez moi dans un baril de pétrole avec beaucoup de plumes SVP ».
Il me disait « Tu crois ? » et là le téléphone me tombait des mains et je lui demandais « Mais tu regardes pas les news ? Tu ne peux pas choisir un pays où il n’y a pas un conflit mondial ? ça existe encore tu sais ». Je le suppliais de ne pas y aller car je savais que c’était un voyageur qui n’avait peur de rien et qui pouvait très bien partir sans rien dire à personne. Comme il ne travaillait plus à l’Education nationale depuis longtemps, il ne savait pas quoi faire et sa vie le menait de plus en plus vers la marge. Il était tricard de tous les bars et les clubs de Bordeaux sauf de l’Ours Polaire où, pour le calmer, ils mettaient un peu de bière dans un panaché pour lui faire croire qu’il buvait une pression. Mais ce mec a enrichi plein de bars et de clubs et il a fini dehors.

Moi, à la fin, je ne répondais plus quand il appelait car Hervé était devenu la seule personne au monde qui m’épuisait au téléphone, au stade où je ne pouvais pas tenir la conversation. C’était comme pénétrer dans un brouillard de plus en plus épais où tout était lent, très lent, alors qu’il y a toujours plein de choses à faire quand il appelait comme rentrer le bois parce qu’il fait froid, faire à manger pour 4 personnes. Tout était devenu plus important qu’un coup de fil de Robin car on avait en plus l’impression que le mec était indestructible, physiquement. Il y a beaucoup de gens qui sont morts alors qu’ils se tenaient à carreau et qu’ils prenaient leurs médicaments et tout alors que lui a tellement abusé qu’il tenait toujours, il se remettait toujours debout après sa cuite donc on finissait par se dire qu’on serait tous morts de mort naturelle quand lui aurait son premier petit souffle au cœur de rien du tout.

Bien sûr on s’est trompés et il est mort vendredi 18 septembre, par le cœur. C’est vraiment particulier de mourir par le cœur, ce sont vraiment les sentiments qui lâchent, une douleur unique dans le corps, une crampe affective profonde, comme un muscle qui se tord à mort. Je crois qu’Hervé ne supportait plus sa solitude car nous avons été nombreux à ne plus décrocher le téléphone. Mais c’est comme ça. Il était trop fou. Les blagues que je raconte ici, tous ses amis les connaissent par cœur. C’est sa mythologie, des histoires qu’on se raconte quand on parle de lui. C’est quelqu’un qui a fait des trucs importants contre le sida.

7 commentaires:

Luke a dit…

Je ne connaissais pas ce Monsieur, ton article est très juste est émouvant. As usual...

Anonyme a dit…

Pluie frileuse d’automne
Paresseux essuie-glace
Village endormi
Eclats de souvenirs
Le bar fermé

L'Ours Marin a dit…

PAPY TATOO
Les six derniers mois d’Hervé Robin seront à tout jamais les six premiers de L'Ours Marin. Nous, ce qu'on voulait, c'était sortir du ghetto, échapper aux clichés pédés, se retrouver ensemble avec nos potes lesbiennes et hétéros sans perdre pour autant notre identité. C'est alors, peut-être même le tout premier jour, que l'on a vu se pointer comme un figurant d'une BD de Ralf König, un trublion improbable. Fringué « djeun’s » tendance « caille-ra », lunettes Sarko sur un nez rongé par la Blanche, sans âge, tatoué de la tête au pied : Hervé.

Certains le connaissaient et ne l’avaient pas vu depuis longtemps. Non pas qu’il ne sortait plus, au contraire, c’était bien le seul à n’avoir jamais lâché la nuit. Ses amis, rejetés au fur et à mesure des boites et bars gays à coup de regards méprisants qui font la réputation des « Bordelaises » se sont retrouvés à L’Ours pour y regagner leur place. Quand nous l’avons vu débarquer dans notre troquet, il ne faisait pas tâche, nous avions gagné notre pari. Derrière le bar, Mme Yvonne (le patron) note les consos. Comment s’appelle ce type ? Pas l’temps de demander, il écrit sur son carnet « Papy Tatoo ». Ce surnom ne l’a pas quitté.

Puis, on apprit qu’il était prof, on se dit qu’ils devaient se marrer dans les amphis. Quand on apprit qu’il était instit en maternelle, on a failli s’étouffer. L'Éducation Nationale voulait le sortir de la classe en le nommant directeur d’école. Cette idée lui était insupportable, terrifiante. Je crois qu’il savait qu’il était allé au bout de ce que les parents d’élèves pouvaient accepter. Au même moment, il a perdu un, puis deux, puis trois amis chers. En arrêt maladie, plus rien ne pouvait l’arrêter : alcools, drogues, nuits blanches et la cinquantaine.

Plus rien ne pouvait l’arrêter alors il vend son appart, donne ses objets d’art à sa sœur et prend un aller simple pour l’Inde. « Je pars demain », on fête ça tous ensemble. Un client, impressionné par son physique éprouvé lui dit « tu pars pour y vivre ou pour y mourir ? » L’avion avait décollé depuis des heures, Papi Tatoo faisait le lendemain les puces dans le quartier Saint-Michel à Bordeaux. Deux jours plus tard, nous disions tous qu’il avait le week end en Inde.

Deux semaines plus tard, sur le parvis du Crématorium, nous nous disions qu’il y était désormais, à tout jamais, sans billet retour !

Anonyme a dit…

Je pense que l'on est quelques-uns a avoir eu un pote très (trop) seul, très (trop) porté sur l'alcool, les nuits blanches, les histoires compliqués et souvent incohérentes. On essaie de tendre la main mais il n'y a jamais vraiment de solution alors on lâche l'affaire.

Anonyme a dit…

Might be of interest for you, Didier

THERE GOES THE NEIGHBORHOOD

In a process that he calls a “queering of architecture,” Danny Jauregui examines “invisible histories” through his own experience as a young gay Chicano man living in Los Angeles. He commemorates an aspect of gay culture in Los Angeles before the AIDS crisis in his newest series, “There Goes the Neighborhood”, by reimagining former bathhouses in the Los Angeles neighborhood of Silver Lake

http://www.eastvillageboys.com/2010/10/07/there-goes-the-neighborhood-2/

Anonyme a dit…

Je l'ai connu au lycée. Il est devenu le meilleur ami de ma soeur, qu'il a initiée au shit. Il est devenu un bon copain dans notre cercle d'amis.

Au départ, c'était un type très complexé, très sage et scolaire. On savait qu'il était d'une intelligence supérieure, ayant été repéré dès l'école primaire, et ayant réussi le concours Ecole normale vers l'âge de 10 ou 12 ans.

C'est vers 18 ans qu'il a réussi à s'extérioriser, un peu trop même, enfin pas forcément dans la bonne direction. A ce moment-là il portait une grande cape noire. Il était très drôle quand il était sous hypnose (puisque c'était un de nos jeux favoris !)

Je me doutais bien qu'il n'aurait pas forcément une vie très facile. Il n'était pas vraiment une folle, plutôt un type très doué, adorable, cultivant une originalité marquée parce qu'on le poussait dans cette direction, mais grande folle, non. Très gai et très dramatique.

Il venait d'Hourtin, aussi, fils de ramasseur de résine. C'était un vrai enfant de pauvres, ça, vous ne le savez pas.

Ca me choque qu'il soit mort.

jean-jacques Péré a dit…

J'ai connu Hervé en 1978, il fut ma première passion amoureuse
J'ai conté notre rencontre, exceptionnelle pour moi, dans deux billets de mon blog:

http://limbo.over-blog.org/article-herve-1-la-conquete-44545270.html

http://limbo.over-blog.org/article-herve-2-la-chute-44685383.html

Je ne suis pas sûr que le qualificatif de folle (terme que ne juge absolument pas comme péjoratif)lui convienne, peut être celui de "Queer"

Je n'apprends sa mort qu'aujourd'hui.
Il m'a fait pleurer, une fois encore