lundi 25 janvier 2021

La "vie d'avant"

 


La pandémie de Covid marque son premier anniversaire. 

Et 2021 sera encore une année très difficile, il n'y aura pas de sortie de crise au moins avant deux ans - et nous n'avons pas encore subi les pleines conséquences de l'effondrement du marché du travail. La campagne de vaccination en France ne fait que commencer. On prédit que le variant anglais sera majoritaire dans le pays d'ici la fin du mois de février. D’autres virus mutants sont apparus au Brésil, Afrique du Sud, Californie. Un autre confinement se prépare. Hier, on comptabilisait 70.000 décès dans l'hexagone et 2,12 millions dans le monde.

 

Et pourtant, régulièrement, on entend discuter dans les médias de l'espoir de retrouver "la vie d'avant", ou le besoin de "vivre normalement". La nostalgie de 2019 se diffuse, alors que tant de familles sont affectées par ces décès, alors que tant de malades Covid ne se remettent pas. Les scandales sanitaires s'accumulent, celui des masques, du dépistage, de la vaccination, des magouilles de l’industrie pharmaceutique. Décidément, la société fait tout pour oublier l'expérience acquise dans le sida.

 

Parce que dans le VIH, nous avons passé plus de 20 ans à voir notre vie d'avant s'écrouler. Entre la découverte des premiers cas en 1981, et la fin du débat sur le bareback, dans les années 2000, nous avons traversé trois décennies de discussion et de conflits sur la prévention et le safe sex. Et vous nous avez rarement entendu pleurer sur la perte de notre existence d'avant. En tant qu'activistes, nous pensions que cette vie ne pouvait plus être normale, justement : dès le milieu des années 80, nous avons changé nos vies sexuelles par force, et cela ne s'est pas fait dans la joie. 

Comme les restaurateurs et les bars d'aujourd'hui, nous avons vu nos lieux de rencontre fermer leurs portes. Ces endroits étaient souvent historiques, créés dans les années 50, 60 ou 70. A Paris, en province ou même perdus dans la campagne, ces lieux faisaient partie de notre histoire. très vite, nous avons réduit le nombre de nos partenaires. Les pratiques sexuelles étaient marquées par la peur des fluides corporels. Nous ne portions pas des masques, mais des capotes. La survie est devenue plus importante que le plaisir. Dans les clubs comme le Tea Dance du Palace, nous remarquions chaque semaine les absents sur le dancefloor. Et il n'y avait pas de public aux fenêtres pour nous donner du courage.

 

Je ne sortirai pas le cliché du carnet d'adresses vidé par les décès, je le laisse aux pitres de la communauté qui ne font pas grand-chose comme Jean-Luc Romero, mais le sida a entraîné la fermeture de nombreux saunas, sex clubs, lieux de drague. Récemment, on a appris que le Tango est en vente dans le Marais, le Spijker, le plus vieux bar d'Amsterdam, est presque en liquidation. Le sida a aussi précipité la déroute des médias importants comme le Gai Pied et de clubs tout aussi symboliques (le Palace, etc.). Avant le sida, il y avait des centaines d'établissements gays à San Francisco, à New York, à Londres. Et ceci ne serait pas exactement la même chose si un centre d'archives LGBT existait dans notre pays. Tout est lié. Les archives disparaissent quand on meurt, du sida comme du Covid. Ultime ironie : dans le dernier numéro de Têtu, qui marque son 25èmeanniversaire, pas un article d’analyse sur l’impact du Covid sur notre communauté.

 

 

 

Ce sentiment est très bien décrit par Russell T.Davies et sa nouvelle série "It's a Sin" qui revient sur cette époque, oubliée des jeunes :

 Si dans les années 80 on avait eu, comme en 2020, le Premier ministre à la télévision parler du virus, si des témoignages téléphoniques de personnes infectées avaient été émis, si autant d’articles avaient été écrits dans la presse, il y aurait eu moins de morts. C’est un fait. Mais il y a des similitudes : la confusion, la paranoïa, les mensonges. Le sida aurait été envoyé par Dieu comme punition ; du Covid, on dit que la 5G l’envoie. C’est la même folie, la même réticence à affronter les faits, à apprendre, à affronter la réalité. Il est étrange et triste aussi qu’à ces deux occasions, une minorité soit oubliée : les hommes homosexuels dans les années 80 et maintenant les personnes âgées et les pauvres, du moins au Royaume-Uni. Les gouvernements trouvent toujours de nouvelles façons d’ignorer les gens. Et la rage va durer longtemps. Les gens sont en colère contre le sida depuis des années, à cause de toutes les pertes que nous avons subies, et je pense que ce sera la même chose avec cette pandémie. Tous ces gens qui sont restés sans voir leur mère, leur père … Cette colère brûlera longtemps.

 

Vivre normalement, pour beaucoup qui ne veulent pas porter le masque, c'est presque du bareback. C'est privilégier son point de vue face à la santé publique. C'est vivre dans le déni de ce qui se passe à travers le monde. C'est aussi oublier encore une fois les millions de personnes décédées du sida, dont la créativité a été fauchée à un âge souvent jeune. Et il y a tous ceux qui se sont suicidés, qui ne sont même pas dans les statistiques officielles. Quand on parle de l’impact sociétal du Covid, avez-vous oublié l’impact du sida ? N’était-il pas sociétal lui aussi ?

 

 

Admettons-le, nous vivons déjà sur un mode survival. Les étudiants bloqués dans leurs chambres qui ont l'impression de vivre en Ehpad, les gens qui économisent au lieu de dépenser, et ceux qui n'ont plus rien alors que les aides se réduisent. On ne voyage plus, des amis me disent qu'ils n'ont pas eu de relations sexuelles depuis un an, l'incertitude d'un nouveau confinement, il faut tenir chaque jour, chaque semaine, chaque mois. Je m’inquiète du manque de soutien envers notre communauté, qui voit cette nouvelle épidémie s’ajouter à la précédente. Pour l’instant, nous nous sommes bien comportés vis-à-vis du Covid. Mais beaucoup d’entre nous craquent. J’espère que vous saurez tenir. J’ai du mal à vous souhaiter une bonne année, car je crains qu’elle sera aussi difficile de 2020. Mais courage, my friends.