Le sujet racial a toujours été au centre de mon écriture et de mon amour pour la musique. Dès l’âge de 12 ans, à travers des disques blancs, comme ceux de Led Zeppelin ou des Who, ce qui m’attirait en fait était la musique noire, le blues, tout ça. Pendant des années, j’ai aimé la musique parce que je cherchais la race noire qui était invisible dans mon coin de France à l’époque. Même quand j’ai découvert Kraftwerk, j’aimais cette musique allemande blanche parce qu’elle était le miroir d’une musique noire qui était si rare dans les années 70.
Bien sûr, ensuite, Bob Marley a changé tout ça. Mais mes choix musicaux ont toujours été influencés par la musique noire qui était une allégorie ethnique parce qu’il y a 40 ans, la musique était vraiment le seul media qui permettait une expression totalement libre pour les Noirs. Je veux dire, à l’époque, personne ne lisait du James Baldwin. J’ai raconté 1000 fois que lorsque j’ai rencontré la disco, j’ai jeté toute ma collection de disques punks, même si je savais déjà, parce que c’était écrit dans la presse, et parce que je le sentais aussi, que le punk et la disco étaient liés. Mais mes amis de l’époque peuvent témoigner que j’ai assumé ce choix comme une épiphanie, par cohérence raciale. J’ai décidé d’écouter uniquement de la musique noire. J’ai pris alors la mesure de l’engagement qui était nécessaire pour se mettre au niveau de la musique noire. De fait, je pensais ne jamais parvenir à rattraper mon handicap et le retard pris par la société envers les Noirs. Il fallait que le reste de mon existence soit entièrement consacré à l’apprentissage de cette musique qui était juste en train de devenir respectée. Et là je ne parle pas du jazz, du blues ou même du rock noir. Je parle de funk, de dub, de disco, de house et de hip hop. À 20 ans, j’ai compris que le reste de ma vie serait consacré à l’observation de cette musique pour en connaître les racines. Je savais déjà que les décennies à venir ne m’apporteraient probablement pas la récompense suprême : la proximité des Noirs en tant qu’amis ou lovers.
Je serais marqué pour toujours par ma génération, celle de la fin des années 50. Je regarderais devant moi, avec envie mais aussi tristesse, les jeunes générations apprécier le melting pot que je n’ai jamais connu. Je me suis puni en assumant pleinement le fardeau de la ségrégation dans laquelle je suis né, dans laquelle j’ai grandi. Je suis le produit de cette ségrégation. Ma punition, en tant que fils de Pied-Noir, serait cette ironie totale : né en Afrique, je ne pourrais jamais apprécier la race noire autant que je l’espérais, comme symbole de mes propres racines, de la terre qui a porté mes premiers pas. Cette musique noire que je cherchais si profondément dans les disques que j‘écoutais à dix ans, c’était celle qui avait voyagé de l’Afrique vers les Antilles et vers l’Amérique pour revenir en Europe. Cette punition coloniale, je la payerais en mon nom propre, au nom de mes ancêtres aussi, car jamais je ne pourrais prétendre m’en éloigner, jamais je n’obtiendrais le pardon. Je peux même aller très loin. Jamais je n’oserais m’agenouiller devant cette musique noire comme si elle avait le pouvoir de me pardonner car, dans ce cas, il faudrait s’agenouiller chaque jour, à chaque moment, devant chaque symbole de cette musique noire. Ce qui serait difficile, on l’imagine, à vivre d’une manière pratique.
Avant qu’on me le reproche, je ne pense pourtant pas que cet amour musical soit uniquement le résultat d’une simple culpabilité. Il fallait du courage pour s’extirper d’un héritage blanc en 1970 pour décréter que désormais, « seule la musique noire m’intéressait ». Il en fallait aussi pour décider de devenir un des rares journalistes blancs à creuser dans une culture musicale qui n’était pas très respectée. Il fallait espérer aussi qu’une séparation s’estomperait un jour : d’un côté les artistes Noirs, de l’autre un journalisme blanc. Les Noirs inventent, les Blancs commentent. Si on a un problème avec cette division, si on la ressent comme quelque chose d’injuste, il faut forcément la faire évoluer. D’un côté l’art, et de l’autre son réceptacle. D’un côté la musique, de l’autre le sexe. Je fais partie de ces Blancs qui sont des faux Noirs. Selon mes critères de suprématie, les Noirs sont toujours supérieurs. Cela n’empêche pas de critiquer aussi, mais dans tous les médias modernes qui sont pour moi les plus importants, comme la musique, le sport, le sexe, la Beauté avec un grand B, les Noirs sont supérieurs. Et je pourrais écrire des livres sur ce sujet pour échapper à la controverse. Mais je m’en fous, je le revendique même en quelques phrases. Et c’est pourquoi j’ai toujours été extra careful quand j’avais des amis Noirs ou quand je couchais avec eux. Je me serais foutu des baffes plutôt que conforter un cliché de comportement scandaleux, ou même gênant. Je devais faire attention à eux, sans être lourdingue. S’empêcher de faire du tourisme sexuel, par exemple.
Je me suis mis dans la position du public, toujours en attente, toujours aux aguets. Je n’ai jamais ressenti de « fatigue raciale » car je n’ai jamais cessé de me poser des questions – et de rêver aussi - sur l’expression noire dans la musique. Je me doutais pourtant que je n’obtiendrais peut-être jamais de bonnes réponses à mes interrogations. Au stade où, il y a dix ans, j’ai commencé à poser des questions étranges à des célébrités comme Janet Jackson qui me regardaient d’une manière étrange quand je les questionnais sur le « mystère noir ». Pour moi c’était limpide, le sujet central de livres comme « How Race Is Lived In America (2001), un projet de l’ensemble de l’équipe du New York Times qui se penche sur la difficulté de parler de race entre ethnies différentes. Et quand j’ai enfin compris que les artistes Noirs eux-mêmes n’avaient pas envie d’aborder ce sujet si complexe dans le cadre d’interviews de promotion, ça m’a fendu le cœur. Après plusieurs tentatives, j’ai compris que ces artistes n’avaient pas envie de mettre de côté l’impératif commercial d’une interview pour aborder un sujet de conversation pourtant très symbolique de la relation art / media. C’est le moment pivotal de ma « carrière » : la musique s’est formatée d’une telle manière qu’il est devenu presque impossible d’aborder le fondement politique qui sous tend la musique noire. La musique est alors devenue une autre barrière commerciale qui nous séparait, une fois de plus, dans ce mouvement de rapprochement inter racial. Par exemple, quand j’ai été viré de Libération, en 1997, mon principal sentiment de réconfort, c’était d’espérer qu’un ou une journaliste Noir prendrait ma place pour, enfin, parler à la première personne de cette musique. Ce n’est pas ce qui s’est passé, mais je pense avoir jeté les bases, comme toujours.
Il faut bien admettre que chez les gays, nous sommes encore une minorité à être devenus fans de « The Wire », comme si c’était le prolongement naturel d’un mouvement musical ou même d’un combat pour l’égalité des droits. Qui a vraiment remarqué le « Bartender » de T-Pain joué dans l’épisode 9 de la saison 5 ? Qui a reconnu le look de Lil’ Wayne dans l’adolescence de Namond Price (joué par Julito McCullum) ? Même « Oz », avec tous ses mecs Blacks à poil n’est pas parvenu à créer une fascination aussi sincère. À travers « The Wire », c’est la découverte de toute une manière de se comporter, de parler, de marcher, de mâchouiller un cure-dent au bord des lèvres. C’est devenu le manifeste et la référence. Il suffit de regarder « The Wire » pour comprendre. Si on a des problèmes avec les Noirs, il suffit de regarder la série. C’est quand même pas difficile comme exercice.
Ce qui m’excite dans Minorités, c’est bien l’espoir de fusionner ces envies et ces frustrations dans le cadre d’un groupe de réflexion sur les minorités. Je rêve d’un jour où un kid écrira et racontera ce qu’il ressent lorsqu’il va aux Tea Dance de BBB où le public est composé à 90% de jeunes Blacks et Beurs, avec leurs codes, leur sexualité, leur langage. Car j’ai l’impression que l’ensemble des gays Blancs ne s’intéresse pas à ce club, toujours rempli, alors que le clubbing parisien est clairement en crise à Paris.
Je rêve d’un ami hétéro qui me proposerait un texte sur sa passion du surf, son esthétisme et son angle politique aussi. Je regarde les magazines de surf et de skate avec la même admiration que lorsque je regarde « The Wire ». C’est une culture underground qui lutte pour rester authentique. C’est du sport, du loisir, mais aussi un engagement, de l’écologie, du style, de la violence et du respect, bref une culture minoritaire. Combien de gays sont intéressés par ça ? Pourquoi ai-je porté des pantalons Stüssy depuis 1987 ? Des sneakers Simple depuis 1990 ? Pourquoi ai-je offert une montre Nixon à mon mari de l’époque, alors que personne ne connaissait encore cette marque, découverte à la boutique Supreme de New York ? Etait-ce du voyeurisme ou une envie de s’associer à un mouvement que je ne pourrais jamais comprendre vraiment, tout simplement parce que je ne faisais pas du skate car j’étais trop occupé à militer contre le sida ?
La musique noire, le skate, le surf, ce sont des mondes qui sont devenus plus tolérants envers les gays. Il y a vingt ans, ce n’était pas le cas. Il y a donc eu une évolution vers une forme de tolérance et de compréhension mutuelle. Aujourd’hui, vous pouvez avoir 50 ou 60 ans et vous habiller en surfer ou en skater et vous n’avez pas l’air con.
Quant à la musique arabe, c’était encore pire. Mon espoir secret, c’était de tomber amoureux d’un Arabe qui m’expliquerait toute l’histoire de cette musique, comme je l’ai fait pour d’autres avec la house et la soul. Mais je n’ai jamais rencontré cet Arabe. Aujourd’hui, à 51 ans, je me dis que je ne le rencontrerai peut-être jamais. À un certain âge, on commence à anticiper les choses que l’on ne fera pas dans sa vie. Il faut avoir le courage de l’admettre et de le voir venir. Nous avons préparé cette mixité, nous l’avons encouragée, nous avons même radoté dessus et on continue de radoter dessus. Mais notre génération ne la connaîtra pas vraiment, car elle appartient aux jeunes, c’est leur privilège. Leur cadeau.
More to come.
Abu Nawas au onzième siècle a dit...
RépondreSupprimerJe meurs d’amour pour lui, en tout point accompli
et qui se perd en entendant de la musique.
Mes yeux ne quittent pas son aimable physique,
sans que je m’émerveille à le voir si joli.
Sa taille est un roseau, sa face est une lune
et de sa joue en feu ruisselle la beauté.
Je meurs d’amour pour toi, mais garde mon secret :
Le lien qui nous unit est une corde sûre.
Que de temps il fallut, pour te créer, aux anges !
Tant pis pour les envieux : je chante ta louange.
Je vais garder ça toute la journée.
RépondreSupprimerHi Boy!
RépondreSupprimeralors, les gays ne connaissent pas the wire? la belle affaire !Qu'on les laisse à leur médiocrité et savourons -
moi, perso, mon préféré, c'est le fiancée latino du Grand Balafré terrible de la saison 4 - même quand ils parlent - et surtout cete langue mêlant black us et espagnol rocailleux : so sexy !
un conseil : la grande série gay, abordant quasiment tous les pbs de la communauté, c'est True Blood - Vas-y, bois en une bonne gorgée et c'est une saveur unique : deviance, revendication identitaire, émergence, droits, différence, croyance, drogue, déplacement, luttes, sida, peur,
looks, soifs, sexe...
Disco,Techno, House,... dont miss Jazz !!
http://rapidshare.com/files/286247037/This_Close_To_You_For_DL_From_GB.mov.html
RépondreSupprimerTotal respect
RépondreSupprimerVoici ma réponse video http://rapidshare.com/files/286247037/This_Close_
To_You_For_DL_From_GB.mov.html
Ah ça commence à être la honte sur "True Blood", ça fait 200 personnes (j'exagère!) qui me disent que c'est génial et j'ai pas encore vu! En plus j'ai toute une théorie, pas forcément nouvelle d'ailleurs, sur cette obsession des films de vampires et tout ça, parce que quand même c'est un revival général, tout le monde en fait, et ça marche..
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RépondreSupprimer@ Didier Lestrade
RépondreSupprimer« Selon mes critères de suprématie, les Noirs sont toujours supérieurs. Cela n’empêche pas de critiquer aussi, mais dans […] la musique, le sport, le sexe, la Beauté avec un grand B, les Noirs sont supérieurs. »
Ça fait plusieurs fois que je relis votre billet et aujourd'hui je me décide à poster un commentaire.
Ces lignes, j'aurais pu les écrire, du moins si j’avais votre talent. J'y souscris donc à 100%. Mais elles correspondent probablement à une attitude (qui est aussi la mienne) dite de « racisme bienveillant » (ou de « racisme à l’envers ») à l'égard des Blacks.
Sur ce point précis, deux liens intéressants (me semble-t-il) :
1) http://www.rue89.com/2011/03/12/rokhaya-diallo-je-fais-lobjet-dun-racisme-bienveillant-194615
2) http://www.rue89.com/2010/02/01/dans-limaginaire-tricolore-les-noirs-restent-footballeurs-52500
Je serais curieux de savoir ce que vous en pensez ?
Cordialement
Ce que j'en pense? ça serait difficile à résumer, il faudrait un essai car je ne crois pas que ces articles disent vraiment le fond du truc. Je sais bien ce qu'ils disent, je suis d'accord, mais je ne crois pas à l'idée du racisme à l'envers, en tout cas pas dans de nombreux cas. Il y a une signification dans la culture noire qui est différente et qui est mal comprise ici. Dans la musique ou la danse par exemple, tous ces commentateurs ne savent pas. Il y a une suprématie de la culture noire aujourd'hui qui est sans précédent dans l'histoire moderne. Et encore, elle parvient à être N°1 alors qu'on ne la montre pas (par exemple, cette année, les Oscars ont nominé une liste de films qui est la plus blkanche depuis... les années 70).
RépondreSupprimermerci