vendredi 27 janvier 2012
La grisaille
C'est la grisaille. Ce moment de l'année où la campagne et la nature, au nord de la Loire en tout cas, sont saturées d'humidité et la boue est partout, inévitable. Ce qui effraie tellement ceux qui n'aiment les paysages que lorsqu'il fait beau comme une extension de leurs rêves de farniente. Mais pour ceux qui aiment l'hiver, c'est le plus beau moment car la terre est riche et meuble et elle est pleine de secrets.
En général, les gens parlent peu de ce moment de l'année. Au mois de janvier, le temps est le plus gris, le ciel est bas, c'est l'hiver dans toute sa monotonie, l'esprit est déjà en train de rêver au printemps qui n'est plus très loin. Les bulbes commencent à pointer leur têtes, toujours fidèles, comme l'ail d'ornement qui est si gentil car il grandit d'année en année et les muscaris se multiplient sous le sol. Mais les jours restent courts, le soleil n'apparaît parfois pas de la journée et se couche tôt, les heures de jardinage sont limitées car à 17h30, il fait déjà presque nuit. Il faut alors apprendre à jardiner sous la bruine, quand ce n'est pas la pluie légère. Et quand on rentre à la maison, on est souvent trempé et recouvert de boue.
Le fait de jardiner est encore plus solitaire car peu d'amis osent s'aventurer dans le jardin par si mauvais temps, mais l'hiver est encore exceptionnellement doux cette année, il ne gèle pratiquement pas, ce qui d'ailleurs est un problème, mais cela veut dire que beaucoup de tâches peuvent être menées à bien.
J'aime ce moment car la terre est spongieuse et facile à travailler, la pelle s'enfonce facilement, sans effort, même dans l'argile pure du jardin de mon voisin Ray. C'est le moment idéal pour agrandir les massifs, faire les bordures bien nettes, faire des trous pour planter les arbres, diviser les vivaces même si la règle est de le faire à l'automne ou au printemps, cerner les racines des arbres trop envahissants. Ce que la grisaille apporte, c'est la limpidité du terrain. Pour vous, les bords de route et de chemin de fer ne ressemblent à rien du tout, cela vous fout le cafard, mais pour nous, c'est le moment où l'on voit tout car les mauvaises herbes sont au repos. La moindre plante cachée derrière un buisson, on la voit. Tout ce qui va être joli dans deux mois est déjà en pleine préparation, les primevères que l'on peut aller voler sur le bord des fossés, les fougères qui se sont semées dans les bois, les euphorbes fétides qui fleurissent, les monnaies du pape que l'on peut repiquer dans n'importe quel endroit du jardin, les ronces qui sont faciles à arracher, etc. C'est encore le moment des labours, qui ne cessent tant qu'il ne gèle pas, ce qui prouve que le sol peut être retourné sans ménagement et cette boue qui vous fait si peur, avec vos chaussures toutes neuves, est la preuve que tout va bien, que l'humidité est le cadeau que tous les végétaux ou presque attendent avec tous ces lombrics qui remuent la terre, toute une biologie naturelle qui est à plein volume. Les potagers sont presque tous laids, surtout ceux des prolos, mais nous on les trouve jolis avec leurs poireaux et les choux de Bruxelles, le thym qui fait grise mine, la mare qui fait la gueule, les rosiers tous ridicules. Les terrains vagues que l'on voit en ville ou dans les friches de banlieue donnent des envies de suicide mais, pour nous, ce sont des endroit où l'on rêve de s'aventurer, une pelle à la main, pour y voler les plantes sauvages ou celles qui ont été oubliées dans un jardin abandonné ou un "espace vert" délaissé. C'est le moment où le travail le plus physique ne fait pas transpirer, un des grands avantages de l'hiver et on se fatigue moins car tout est plus facile, même monter dans les arbres.
Tout est plus simple en hiver. On peut planter une vivace et attendre quelques heures avant de l'arroser alors qu'au printemps ou à l'automne, la chaleur est parfois là et il suffit de quelques heures pour que la plante souffre ou subisse un coup de chaleur. On y voit plus clair malgré la grisaille car le jardin est dénudé, les espaces vides dans les massifs sont plus identifiables, on voit mieux les "trous" qu'il faut combler et tous les endroits tristounets du jardin peuvent être décorés avec trois fois rien, une poterie, une chaise, une grosse pierre. C'est le meilleur moment pour disposer les nichoirs dans les haies de feuillus que l'on ne verra plus le reste de l'année, quand ils seront dissimulés, et ainsi les oiseaux ont le temps de s'habituer à leur présence avant de nicher.
En ce moment, le couple de Sitelles torchepot ne cesse de chanter devant la maison, du matin au soir. Ce sont les premiers oiseaux sur le pied de guerre (comme on dit), déjà déterminer à garder le meilleur trou dans le mur de la façade exposé au sud, ils sont incroyablement grégaires. L semaine dernière, je suis resté plusieurs jours à Paris et le chant d'un merle, seul dans une cour d'immeuble, m'a fendu le cœur. Je voulais rentrer chez moi, entendre mes merles à moi, écouter cette mélodie qui est la plus belle lorsque l'on rentre d'un club à 5h du martin, dans la ville qui dort encore. L'hiver est une saison magnifique, la saison que tout le monde déteste. C'est le moment de la solitude. Dans le New York Times du 13 janvier dernier, il y avait un superbe article de Susan Cain qui racontait que cette solitude est absolument nécessaire pour créer et imaginer de nouvelles idées. Or, toute la culture moderne est basée sur le New Groupthink, le fait de faire des réunions sans arrêt, de travailler dans des espaces communs, de partager. C'est pourtant dans la solitude du jardin que l'on trouve ses meilleures idées et tous les concepteurs geeks aiment travailler seuls, chez eux, loin du brouhaha des réunions incessantes et du brainstorming. Les gens qui sont sans cesse interrompus dans leur travail font deux fois plus d'erreurs que les autres et mettent deux fois plus de temps pour finir leur travail. La solitude n'est plus à la mode.
Car pour le jardinier, c'est la saison égoïste pendant laquelle on apprécie la nature tout seul car les amis n'aiment pas la pluie, surtout quand la jolie cheminée crépite à l'intérieur. Le jardin vous appartient alors complètement, vous êtes le propriétaire de cette boue même si elle ne vous appartient pas dans les faits, elle vous accepte car elle est totalement à votre merci, sans les mauvaises herbes et cette expansion incontrôlable qui caractérise le printemps ou l'été. Le jardin est nu, il a froid, il a besoin de votre attention et de votre protection, il dort et vous pouvez le caresser autant que vous voulez, il se laisse faire, comme un homme que l'on aimerait trop et qu'il faut caresser nuit et jour, perdre son sommeil car chaque minute compte dans cette rêverie et ce désir d'être près de lui, de l'écouter pendant qu'il rêve, de l'imaginer au soleil au bord de la mer alors que le lit est toujours plongé dans cette grisaille douce de l'hiver, un moment perdu qui dure de longs mois et qui permet de prendre des forces pour une nouvelle année à venir, forcément remplie de conflits.
PS : bon, maintenant s'il n'y a pas de média qui me demande d'écrire une chronique régulière sur le jardinage, c'est vraiment que vous êtes des branques, LOL.
C'est pas un rubrique mais un livre qu'il faut écrire!
RépondreSupprimerMark W B.
Je pense aussi que j'attends un livre plus intimiste sur l'enfance comme les belles pages du journal des années 80 que j'aime beaucoup, avec des textes sur le jardin, sur la beauté des hommes, sur les sentiments. Mais là j'attaque le livre sur le sida c'est quand même un bon morceau et ensuite le second sort donc le troisième peut prendre son temps.
RépondreSupprimerune heure de travail au jardin en hiver, c'est 10 h d'économisées à la belle saison, et puis on se sent tellement bien après une journée passée au dehors, avec le sentiment d'avoir fait du bon boulot.
RépondreSupprimerJ'adore vos chroniques Monsieur Lestrade. Néanmoins permettez-moi de vous conseiller de planter vos vivaces à partir de mars et non pas en plein hiver. Même si cet hiver a plutôt été clément, le thermomètre a affiché -10°C durant plus d'une semaine dans des régions à priori douces (Les Pays de la Loire par exemple). Même si beaucoup de vivaces résistent aux gelées, elles préfèrent des températures plus douces lors de leur plantation !
RépondreSupprimerMerci encore pour vos chroniques. Je vous embrasse
robert, un jardinier amateur