mercredi 23 juin 2010

Réussir sans portable




Quand la proposition d’interview pour El Pais est arrivée dans ma boite mail, il y a 15 jours, je me suis dit qu’il était temps de déclarer « mission accomplie » pour l’expo de la galerie 12Mail. Si un petit événement de ce genre finit par être repris sur le site d’un grand quotidien espagnol et sur le site Style du New York Times, vous vous dites que pour une persona non grata comme moi, c’est pas mal. Le fait est, quand vous êtes tricard de l’ensemble des médias gays français, il est toujours possible de détourner cette mise à l’écart pour réaliser vos projets quand même. Il y a eu trop d’articles positifs sur Magazine que vous n’avez pas vu venir : les médias hétéros ont très bien compris le legs laissé par un petit truc de rien du tout des années 80 comme Maga, les gens sont épatés de voir l’influence de la photographie masculine gay du début des années 80, mais quand on est tricard, personne n'en parle. Le site web de Vogue en parle, mais les médias gays, non. En fait, avec une expo, un livre et un nouveau site web perso, je ne pouvais pas faire un plan média plus adapté.

Cela pose quelques questions. Cela ne me choque pas d’être écarté depuis mon licenciement à Têtu, après tout j’ouvre ma gueule sur beaucoup de sujets qui énervent les gens, c’est normal que ça les irrite et qu’ils décident : « On va pas se faire chier à parler de lui, en plus ». C’est le risque quand on remue un peu la merde deux ans avant les élections présidentielles qui ont trop d’enjeux en matière d’argent et de positions.
Mais après tout, on pourrait très bien écrire que l’expo Maga au 12 Mail était nulle, que le livre de chroniques de Libé est has been, que mon site Internet a les couleurs d’Halloween, ce genre de bêtise méchante. J’aurais trouvé ça normal. Même pas. Silence radio total.
Ensuite, ça pose la question de ce qui est possible de faire sans l’aide de ces folles des médias. La règle, c’est qu’on ne peut rien obtenir si on ne leur suce pas un peu la bite. Il faut dîner avec elles, discuter au téléphone, partager un ou deux sujets de consensus large (comme le don du sang chez les gays) ou avoir un agent qui fait ça à votre place. C’est une question d’échange, tu me donnes ça et je te donne ça. I know the drill. Mais comme dit mon mari : « Qui a besoin d’agent quand on a une marque ? » Il est gentil, non ? Je lui réponds : « Un agent, c’est précisément ce qui te met de l’argent dans le compte en banque ». Mais il a raison sur un point : il y a des gens qui vous détestent car votre carrière est devenue une marque, et pas eux, parce qu’ils ont passé la dernière décennie à gagner leur vie en regardant bêtement l’ordi au travail et ça les a empêché d’écrire des livres ou de sortir des compilations, ou de faire des expos, ou d’écrire des articles qu’ils avaient vraiment envie d’écrire. Vous n’en entendez pas parler, mais leurs psys, eux, sont au courant.

Enfin, il y a la question du téléphone portable. Sur ce même blog, il y a plusieurs mois, je disais que j’allais m’y remettre, qu’il fallait que je m’achète un iPhone, autrement je serais vraiment trop largué. Mais avec les propositions d’expo sur Magazine et le livre des chroniques de Libé, avec le vernissage et les signatures, je me suis dit que ça serait peut-être rigolo de voir si c’était possible de pousser encore plus loin l’expérimentation et faire tout ça sans portable. Est-ce que ça allait handicaper mon travail ou celui des personnes avec qui je travaillais sur ces projets ? Est-ce que des rendez-vous seraient ratés, le travail mal fait à cause d’un manque de communication ? Bref, est-ce que le fait de ne pas avoir de téléphone portable allait faire foirer ces projets ?
Ben non. Personne ne m’a sorti « Ah c’est vrai, tu n’as pas de portable, tu fais chier ». Ces petits détails d’organisation ont été réglés par mail, sans avoir à communiquer sur le bord d’un trottoir, sous la pluie, avec un appareil qui montre des signes d’épuisement de sa batterie. Je n’ai pas fait chier les gens dans le train ou dans le métro. Je n’ai pas payé un abonnement Telecom supplémentaire. Et je n’ai pas eu de couverture média gay parce que je n’étais pas joignable sur mon portable, je vous assure.

Donc il y a là matière à réflexion professionnelle. Parce que je fais partie de l’infime minorité des dingues qui n’ont pas de téléphone portable dans ce pays, je rejoins de fait un échantillon potentiel pour étude sociologique. On devrait nous suivre dans un follow-up comparatif pour voir si le fait de ne pas être joignable dans le train nous met dans une position supérieure et non handicapante, si les gens se rappellent de vous même si vous n’êtes pas joignable. Ce n’est pas de la snoberie, bien que, c’est toujours l’idée de la décroissance. Peut-on vivre sans cette chose ? Ou alors, est-ce la nouvelle version de la Cigale et la Fourmi, le fait de ne pas avoir de portable étant du côté de la cigale ? « Lalala, chantai-je dans ma campagne, je n’ai pas de portable et je suis peinard ! ». Et la fourmi de me répondre : « Oui, on verra comment ça finira, tu seras sur la paille dans deux ans ma fille ».
Peut-être. Mais j’aurai apprécié 5 merveilleuses années sans portable. J’ai arrêté celui que j’avais à la fin d’Otra Otra. En 5 ans, ça représente pas mal de fric et de temps gagné. Et si je regarde ce que nous faisons pour Minorités, je trouve génial de pouvoir faire une newsletter avec des contributeurs qui sont parfois très proches ou très éloignés sans avoir à discuter pendant des heures pour rien. Quand on vit à la campagne comme moi et qu’on apprécie le fait de ne pas être dérangé, c’est quand même merveilleux de pouvoir travailler, et de définir la trajectoire politique et rédactionnelle d’un webzine sans portable.
Dans ce monde de blogueurs, la possibilité d’échanges sans passer par le blabla est vraiment unique. On contacte et on est contacté par des gens qu’on n’a jamais vus, dont la voix nous est inconnue et vous pouvez travailler avec eux sur des textes longs, explicites, engagés, tout simplement parce qu’il y a aussi la perspicacité, le don de déceler derrière un mot ou des phases (ou des recherches Google) si cette personne est crédible ou pas, si elle est authentique ou pas.


Tous les gens qui travaillent dans les médias se plaignent qu’il ne parviennent plus à écrire. C’est le grand cliché depuis le milieu des années 2000. Vous êtes journaliste ? Vous n’avez plus le droit à la parole. Ils passent leurs journées à regarder les dépêches, ils passent des heures et des heures lors de réunions de rédaction absolument soporifiques où les points de détail sont discutés ad eternam, mais jamais la politique at large et après, il y a une réunion sur les réunions et ils finissent leur après midi à répondre à des mails et des messages FB totalement saugrenus. Mais, comme ils sont sur Internet, la règle et l’éthique font qu’il faut répondre à tout, même aux conneries, avec le même ton mielleux, du genre « Tu es conne, mais je vais te le dire d’une manière polie de façon à ne pas aliéner mon média auprès de toi et des connes qui sont autour de toi, après tout tu pourrais être une taupe du média concurrent ».
Et quand ils rentrent à la maison, après le RDV chez le psy (pleurs) ou au yoga ou la sophro ou whatever makes you feel less bad, ils mettent la clé dans la serrure de leur appartement avec le souvenir frémissant du dégoût ressenti à la vue du millième post de ce connard de la mairie de Paris qui laisse sans arrêt des messages sur Internet pendant ses heures de boulot sous un pseudo et ça va finir dans les pages du Canard Enchaîné comme les cigares de Christian Blanc et le fils de Bachelot à l’INPES. Et ça les dégoûte, mais c’est leur métier. Avant, il s’agissait de journalistes qui avaient la possibilité d’écrire de temps en temps un sujet de deux pages qui leur tenait à cœur. Aujourd’hui, ils font du copier coller de liens YouTube en mettant sur leur site la dernière vidéo dont on a rien à foutre et qui va être forwardée par tous les autres médias anyway. Ils tirent une satisfaction étrange à vivre à côté de l’heure. « You gotta beat the clock » chantaient les Sparks, mais là c’est « You gotta beat the blog » : s’ils ont cette vidéo 5 minutes avant le média concurrent, c’est un « scoop ».
Il faut voir comme ils sont épuisés après une journée de boulot vide.

Alors, de temps en temps, ils se rebiffent. Ils disent : « Le mois prochain, je pars écrire avec ma meilleure copine quelque part dans le Berry ». Far out ! Ce n’est pas une retraite, c’est plutôt : « Je n’ai rien écrit de sensé depuis des mois, il faut que je quitte Paris pour écrire ». Bref, s’il faut sortir de Paris pour écrire, ça fait un drôle de journaliste, non ? S’il faut aller dans le Berry pour écrire un script, il faut aller dans l’hémisphère sud pour écrire un livre ?
Parce qu’il faut bien comprendre. Ils ne sont pas épuisés par le fait de répondre à des posts sur l’exclusion des homosexuels du don du sang (par exemple). C’est toutes les discussions fatigantes qui entourent ça. C’est comme le blabla autour de la machine à café, mais en pire car là c’est du politiquement correct pur jus, tout le temps, toute l’année. Du genre : « Tu comprends, je ne dis pas que So Foot est homophobe, je dis juste qu’ils relaient des propos homophobes ». Ouah c’est graaave ça. Bien sûr, cette histoire d’exclusion du don du sang pour les gays, c’est un sujet symbolique. Mais enfin : les gays représentent 5% de la population. Les gays qui veulent absolument donner leur sang, c’est 5% de ces 5%. Donc vous avez 5% de 5% (pas besef quoi) qui sont malheureux car ce sont des gays séronégatifs qui ne peuvent pas donner leur sang. Bummer ! C’est cruel ! Il faut faire une grève de la faim ! Et surtout pas aborder le fait que les gays restent le principal foyer viral du VIH et des hépatites, proportionnellement au reste de la population générale. C’est ma vie, c’est mon choix, j’ai super envie de donner mon sang là ! Je suis pressé !
Je vous assure que moi, en tant que séropo, cela ne me dérange pas du tout d’être écarté du don du sang. Mais il y a des gays qui veulent ABSOLUMENT montrer qu’ils sont en meilleure santé que vous, qu’ils ne sont pas séropos et qu’ils peuvent vous foutre la honte en donnant leur sang – et pas vous. Ils sont séronégas, et il faudrait les défendre car ils subissent une discrimination qu’on leur a imposée, nous les séropos ! Mais tu rêves ou quoi ? Tu t’es mobilisé pour qu’on ait les antiprotéases en 1996 ? Non ? Alors parle à ma main.



Pour revenir à mon sujet du départ, ce qui est intéressant dans cette affaire, ce n’est pas le nombre de gays qui a décidé de faire l’impasse sur l’expo de Magazine ou sur le livre de Libé (alors que je sais précisément qu’ils sont en admiration devant Maga et qu’ils adoraient les chroniques de Libé), c’est plutôt comment les hétéros se sont emparés de ces sujets. C’est ce qui a dû rendre vénère ces pédés. Il est donc possible de faire sans eux en les contournant complètement. Et je n’ai pas peur de constater quelques années après la mort de Dustan, je suis devenu le nouveau Dustan de la presse underground et la house du début. Parce que ces folles qui m’ont foutu tricard n’étaient absolument pas là à l’époque de Maga et des chroniques de Libé.
Et après toutes ces années, ce sont des hétéros plus jeunes qui ont décidé de monter ça en épingle et de mettre leur sceau d’approbation sur ce travail. Ce sont des hétéros qui s’émerveillent devant une revue fanzine remplie de bites et d’un livre de chroniques house où un mec parle au féminin. Je suis leur nouveau Dustan, mais guess what, Dustan c‘était déjà moi aussi. Et Maga publiait en 1980 des dessins et des photos avec des bites que les médias gays n’oseraient pas imprimer en 2010, c’est juste un détail sans importance. Donc ces folles sont un peu étranglées de voir qu’ils n’ont pas d’expo, pas de livre, et qu’elles sont payées à s’emmerder avec pour support moral la femme de ménage, le psy, le masseur et le yoga master et toute une industrie du tertiaire qui accompagne leur boulot, qui leur permet de décider si Machin a mis la langue dans la vidéo YouTube où on le voit embrasser Machin Bis, sans oublier le truc vachement important, c’est la vidéo qui compare Gaga à Madonna.

Ca fait des années que je dis qu’il est important d’avoir un regard qui a de la distance par rapport à l’actualité, l’agenda politique, les revendications. Des millions de personnes ont le nez dans le guidon de leur vie, de leur travail, de leurs problèmes. Et qu’ont-ils face à eux dans les médias ? Des folles qui ont encore plus le nez dans le guidon, bombardées de mails et de news absolument futiles et ils ne voient plus la différence entre le junk et le nécessaire. Et tout ce qu’ils vous envoient, c’est encore plus de junk et de futilité. « Chef ! On a un espace de 3cm2 dans la newsletter où on pourrait mettre une autre news débile ! ». Quand ils font un truc intéressant, il est tellement noyé dans le junk et le futile qu’il est déjà délavé quand il sort, parasité par tout ce qui l’entoure. Leur boulot, au départ, c’est de tuer le junk avant de nous l’envoyer, mais comme ils sont submergés eux-mêmes, ils nous l’envoient malgré tout, car l’essence d’Internet, c’est occuper la place. Et cette place qu’ils occupent, finalement, c’est vous. C’est la votre.

Alors merci à toutes ces folles que je connais, qui ont TOUTES été marquées par les chroniques house de Libé (je le sais, elles me l’ont dit 100 fois) et qui ont toutes été émerveillées par Magazine quand elles ont eu l’occasion d’en voir deux ou trois pages. Merci pour ce black-out si mérité. Le New York Times et El Pais ont écrit sur ces petites choses de rien du tout, mais pas elles. Elles étaient trop occupées par Stéphanie de Monaco ou une célébrité de ce genre.
It was fun.

7 commentaires:

  1. Laurent Chambon23 juin 2010 à 20:03

    Tu me fais trop rire parfois.

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  2. et si modeste :)) pour en remettre une couche BRAVO, votre site internet est remarquable à bien des titres (historique, iconographique...émotion...)

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  3. tu es une reference pour nous les heteros, meme un fantasme, intelligent, beau et drole. tant de qualité dans une seul personne ça peut rendre jalouse. Seul point negatif ton amour pour TAKE THAT!)

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  4. VOGUE EST UN MEDIA GAY

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  5. Profitant d'un moment calme, je replonge dans les lectures dont je n'avais pas eu le temps de profiter auparavant, et je passe du coup un ptit moment dans colonnes, et je me dis que c'est fou par moment comme je m'y retrouve alors même que je crois partager peu de choses de la vie "quotidienne" de l'auteur. C'en est au point que je crois même saisir des points sur lesquels je suis pourtant en désaccord. Exemple sur ce post ci en particulier : j'ai jamais eu l'impression en voulant donner mon sang de vouloir foutre ma bonne santé à la gueule des séropos. Je comprends la sensation, ou l'impression, mais je ne la sens pas du tout, ou plutôt je n'y vois pas du tout les mêmes intentions.
    Plus clairement : en tant que gay, on peut se sentir responsable pour les seropos (l'expression manque totalement d'élégance, mais il faudrait l'entendre un peu comme chez Levinas, disons : avoir du répondant, répondre de), ne serait ce que parce que simplement on est proche, si proche, et aussi parce que "dans le milieu" ou pas, on peut reconnaître simplement une familiarité, qui n'est ni plus ni moins qu'un air de famille (enfin bref, y a même pas de justification : on est simplement "ensemble". On peut même aller jusqu'à une solidarité politique du type "tant qu'une politiques plus engagée de prévention et de prise en charge du sida ne sera pas décidée, nous autres, gays, refuserons de donner notre sang, puisque finalement, le risque dont il est porteur a des causes politiques". Pour autant, je ne crois vraiment pas que ceux qui veulent donner leur sang, quelles que soient les raisons qui les y poussent, veuillent brandir leur bonne santé à la figure des autres. Tout au plus font ils passer leur appartenance à ce qu'ils considèrent comme "la normalité" avant leur homosexualité. Mais de fait, quelle que soit la richesse de la culture homosexuelle, de fait, politiquement, les gays n'ont pas su accorder une place à ceux qui veulent petitement et qui, bien que gays, ne se reconnaissent pas dans les formes de vie radicale autour desquelles la communauté a forgé son identité. Je comprends tout à fait qu'on puisse exécrer cette tiédeur, et qu'on n'ait pas envie de prendre en compte cette "zone grise" dans laquelle se trouvent bon nombre d'homosexuels. Néanmoins, je crains qu'il n'y ait pas de projet politique qui puisse oublier ceux qui ne font pas partie de l'élite.
    Ca n'enlève rien au fait que certains, culturellement, sont grands lorsque les autres sont en fait insignifiants. Mais la culture et la politique sont à mon sens deux ordres différents, même si on peut faire en sorte qu'ils se rapprochent, je crains fort qu'on ne puisse qu'espérer qu'ils se rapprochent, et qu'on soit actuellement très loin des conditions qui permettent un tel rapprochement.

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  6. Dustan,... ou Angot. le tout étant de "ne pas (en) parler", de "faire comme si ils n'étaient pas là".

    Dustan ou Angot, question de goût. on peut aimer les deux, aussi.

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  7. super cet article!

    trop content du succès de l'expo et j'espère du bouquin: je viens de l'acheter et je le lis avec l'ordi à coté pour me jeter sur les morceaux que je connais pas (j'ai commencé à écouter de la house circa 1993...)

    surtout j'aime ton coté revendicatif, incisif, couteau entre les dents, qui manque pas mal du coté hétéro et un peu partout en général...cf le papier Delanoe

    j'adorais le Dustan du génie divin et je viens juste de découvrir ce que tu faisais... et ça fait du bien putain!

    très hâte de passer à la Plaqué Or de demain!

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